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fois dans sa parfaite intégrité, celle de Malebranche avec Mairan. On sait que Dortous de Mairan, l’ami de Voltaire, le successeur de Fontenelle à l’Académie des Sciences en qualité de secrétaire perpétuel, a été au XVIIIe siècle un personnage considérable. Voltaire lui a donné une place au Temple du goût, où il ne les prodiguait pas, et il aurait pu appliquer à ce géomètre bel-esprit, qui adorait la musique et les lettres, ce qu’il dit de son célèbre prédécesseur :

D’une main légère il tenait
Le compas, la plume et la lyre.


Mais à l’époque où nous nous plaçons ici, Mairan, jeune encore, confiné à Béziers où il était commensal de l’évêché, cultivait dans l’obscurité la plus profonde les études qui devaient honorer sa maturité. Selon l’esprit du temps, aujourd’hui malheureusement perdu, il ne séparait pas les sciences de la philosophie. Il lut donc l'Éthique et en fut très vivement frappé. Cet appareil géométrique qui nous rebute, cette exactitude, cette sévère précision devaient captiver le jeune géomètre. Mais son esprit ne fut pas seulement attiré, il fut séduit et comme vaincu. Mairan avait poussé le cartésianisme jusqu’à Malebranche : il crut qu’il fallait faire un pas de plus.

L’esprit agité par cette lecture, charmé d’ailleurs de renouer quelques rapports avec un personnage illustre qu’il avait connu dans sa première jeunesse, Mairan écrit à Malebranche pour lui soumettre ses scrupules ; les principes de Spinoza lui paraissent solides et clairs ; ce sont ceux même de Descartes ; et toutefois sa raison se révolte contre les conséquences. Qu’est-ce à dire ? C’est sans doute que Spinoza raisonne mal. Mais plus Mairan relit l'Éthique, moins il se sent capable de rompre la chaîne des démonstrations. Il supplie donc le père Malebranche, au nom de la vérité, au nom de sa propre philosophie compromise, de venir à son aide et de lui découvrir les paralogismes de Spinoza. « Marquez-moi, lui dit-il, le premier pas qui l’a conduit au précipice, s’il est vrai, comme je le veux croire, qu’il y soit tombé, et marquez-le moi, je vous prie, succinctement et à la manière des géomètres. » On devine l’extrême embarras que dut éprouver Malebranche en présence de cette demande précise et catégorique. Il veut d’abord éluder la question ; il n’a pas lu Spinoza, ou s’il l’a lu, c’est seulement en partie et depuis long-temps. Enfin, il croit se tirer d’affaire en disant que la racine du spinozisme est dans la confusion de l’étendue intelligible et de l’étendue corporelle. Mairan n’était pas homme à se contenter à si bon marché ; d’un trait ferme et sûr, il fait sentir le vide de la réponse qu’on lui adresse, et il insiste avec force pour qu’on lui montre le point précis de la difficulté, le nœud de la question, le paralogisme qui doit nécessairement se trouver dans la suite des théorèmes. Malebranche, visiblement contrarié, tarde à répondre, parle de son grand âge, d’un rhume fort fâcheux et d’une difficulté de respirer qui l’incommode ; puis il reproduit son premier expédient de l’étendue