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la Vénus du Capitole ou la sainte Cécile excitent en vous des désirs sensuels, vous n’êtes pas fait pour sentir le beau.

Le sentiment du beau est donc un sentiment spécial, comme l’idée du beau est une idée simple. Mais ce sentiment un en lui-même ne se manifeste-t-il que sous une seule forme et ne s’applique-t-il qu’à un seul genre de beauté ? Ici encore, ici comme toujours, interrogeons l’expérience.

Quand vous avez sous les yeux un objet dont les formes sont parfaitement déterminées et l’ensemble facile à embrasser, une belle fleur, une belle statue, un temple antique d’une médiocre grandeur, chacune de vos facultés s’attache à cet objet et s’y repose avec une satisfaction sans mélange ; vos sens en perçoivent aisément les détails ; votre raison saisit l’heureuse harmonie de toutes ses parties. Cet objet a-t-il disparu, vous vous le représentez distinctement tout entier, tant les formes en sont précises et arrêtées. L’ame, en le contemplant, ressent une joie douce et tranquille, une sorte d’épanouissement.

Considérez au contraire un objet aux formes vagues et indéfinies, et qui pourtant soit très beau ; l’impression que vous éprouvez est sans doute encore un plaisir, mais c’est un plaisir d’un autre ordre. Cet objet ne tombe pas sous toutes vos prises comme le premier. La raison le conçoit, mais les sens et l’imagination s’efforcent en vain d’atteindre ses dernières limites : vos facultés s’agrandissent, elles s’enflent pour ainsi dire afin de l’embrasser ; mais il leur échappe et les surpasse infiniment. Le plaisir que vous ressentez vient de la grandeur même de cet objet, mais en même temps cette grandeur fait naître en vous je ne sais quel sentiment mélancolique, parce qu’elle vous est disproportionnée. À la vue du ciel étoilé, de la mer immense, de montagnes gigantesques, l’admiration est mêlée de tristesse. C’est que ces objets, finis en réalité comme le monde lui-même, nous semblent infinis dans l’impuissance où nous sommes de comprendre leur immensité, et, en imitant ce qui est vraiment sans bornes, éveillent en nous l’idée de l’infini, cette idée qui relève à la fois et confond notre intelligence. Le sentiment correspondant que l’ame éprouve est un plaisir austère.

Voilà deux sentimens très différens. Aussi leur a-t-on donné des noms différens ; l’un a été appelé singulièrement le sentiment du beau, l’autre celui du sublime.

Il intervient encore dans la perception du beau une autre faculté, non moins nécessaire que le jugement et le sentiment, qui les anime et les vivifie, l’imagination.