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élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentimens, des beaux sentimens aux belles connaissances, jusqu’à ce que de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n’a d’autre objet que le beau lui-même, et qu’on finisse par le connaître tel qu’il est en soi.

« Ô mon cher Socrate, continua l’étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle[1]. »


III.


L’homme n’est pas seulement capable de connaître et d’aimer le beau, quand il se montre à lui dans des œuvres qu’il n’a pas faites ; il est capable aussi de le reproduire. À la vue d’une beauté naturelle, quelle qu’elle soit, physique ou morale, son premier besoin est de sentir et d’admirer : il est pénétré, ravi et comme accablé du sentiment de la beauté ; mais quand le sentiment est énergique, il n’est pas long-temps stérile. L’homme veut revoir, veut sentir encore ce qui lui a causé un plaisir si vif, et pour cela il tente de faire revivre la beauté qui l’a charmé, non pas telle qu’elle était, mais telle que son imagination la lui représente. De là une œuvre qui n’est plus celle de la nature, mais une œuvre originale et propre à l’homme, une œuvre d’art. L’art est la reproduction libre de la beauté, et le pouvoir en nous capable de la reproduire s’appelle le génie.

Quelles sont les facultés qui servent à cette libre reproduction du beau ? Les mêmes qui servent à le reconnaître et à le sentir. Le goût porté au degré suprême, c’est le génie, si vous y joignez toutefois un élément de plus. Or, quel est cet élément ?

Trois facultés entrent dans cette faculté complexe qui se nomme le goût, l’imagination, le sentiment, la raison.

Ces trois facultés sont assurément nécessaires au génie, mais elles ne lui suffisent point. Ce qui distingue essentiellement le génie du goût, c’est l’attribut de puissance créatrice. Le goût sent, il juge, il discute, il analyse, mais il n’invente pas ; le génie est avant tout inventeur et créateur. L’homme de génie n’est pas le maître de la force qui est en lui : c’est par le besoin ardent, irrésistible, d’exprimer ce qu’il éprouve qu’il est homme de génie. Il souffre de contenir les sentimens, ou les images, ou les pensées qui s’agitent dans son sein.

  1. Tome VI de notre traduction, p. 316-317.