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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/80

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Non, ce n’est pas un scrupule de légalité qui dissipe aujourd’hui les rassemblemens et les émeutes ; c’est bien plutôt l’absence des habitudes militaires dans la population. Des hommes qui s’assomment bravement à grands coups de poings sans pousser une plainte, et pour gagner un pari de quelques livres sterling, ne savent affronter ni le feu ni l’arme blanche. Le courage militaire, dans cette population d’ailleurs très résolue, ne se développe que sous le bâton du sergent. Le duc de Wellington a raison : supprimez les châtimens corporels, et vous supprimez la discipline parmi les troupes britanniques ; dès-lors il n’y a plus d’armée. Mais indépendamment de cette timidité, qui est naturelle à une foule anglaise en présence des uniformes, il y avait dans le mouvement de 1839 une cause plus réelle de faiblesse : les chartistes ne se sentaient ni soutenus ni avoués par la grande masse de la population. « Le peuple n’obéira à l’appel de la convention, disait un de leurs orateurs, M. Fletcher, que dans les comtés de Cumberland, de Westmoreland, de York et de Lancastre ; vous ne trouverez l’unanimité en faveur des chartistes que parmi les ouvriers qui sont le moins payés. L’homme qui gagne 30 shill. par semaine ne s’inquiète en aucune façon de ceux qui n’en gagnent que 15, et ces derniers ne prennent nul souci de ceux qui n’en gagnent que 5. Il y a une aristocratie dans les classes ouvrières, de même que dans les classes moyennes et dans les classes supérieures. »

Avertis par cet isolement, les chartistes sont rentrés depuis dans des voies plus pacifiques et plus régulières. Le parti qui inclinait aux moyens violens (physical force men) a perdu l’ascendant qu’il avait usurpé. A la place des démagogues qui égarent le peuple, afin de l’exploiter, ont surgi des notabilités plus franches et plus naturelles, telles que l’ébéniste Lovett et un mécanicien nommé Collins. On voit, par la brochure qu’ils publièrent, en 1840, sous ce titre : le Chartisme, nouvelle organisation du peuple, qu’ils comprenaient la nécessité de faire concorder la diffusion de l’instruction avec celle du suffrage. Sans doute, ce n’était pas aller encore assez loin ; mais auraient-ils pu remplir le rôle de tribuns du peuple, s’ils avaient pensé et s’ils avaient dit qu’avant de donner aux hommes des droits politiques, il faut commencer par répandre sur eux les bienfaits de l’enseignement ?

En modérant leur allure, les chartistes voulaient rattacher plus étroitement leur cause aux intérêts vrais ou supposés des classes laborieuses. Leurs chefs parvinrent à persuader aux ouvriers, la détresse commerciale aidant, que les classes inférieures n’obtiendraient jamais justice tant qu’elles ne seraient pas représentées dans les chambres,