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tel visage une bouche, à tel autre des yeux, sans une règle qui préside à ce choix et dirige ces emprunts, c’est composer des monstres ; admettre une règle, c’est admettre déjà un idéal différent de tous les individus. C’est cet idéal que le véritable artiste se forme en étudiant la nature. Sans elle, il n’eût jamais conçu cet idéal ; mais avec cet idéal, il la juge elle-même, il la rectifie, et entreprend de se mesurer avec elle.

L’idéal est l’objet de la contemplation passionnée de l’artiste. Assidûment et silencieusement médité, sans cesse épuré par la réflexion et vivifié par le sentiment, il échauffe le génie et lui inspire l’irrésistible besoin de le voir réalisé et vivant. Pour cela, le génie prend dans la nature tous les matériaux qui le peuvent servir, et leur appliquant sa main puissante, comme Michel-Ange imprimait son ciseau sur le marbre docile, il en tire des œuvres qui n’ont pas de modèle dans la nature, qui n’imitent pas autre chose que l’idéal rêvé ou conçu, qui sont en quelque sorte une seconde création inférieure à la première par l’individualité et la vie, mais bien supérieure par la beauté intellectuelle et morale dont elles sont empreintes.

La beauté morale est le fonds de toute vraie beauté. Ce fonds est un peu couvert et voilé dans la nature ; l’art le dégage et lui donne des formes plus transparentes. C’est par cet endroit que l’art, quand il connaît bien sa puissance et ses ressources, institue avec la nature une lutte où il peut avoir l’avantage.

La vraie fin de l’art est là précisément où est sa puissance. La fin de l’art est l’expression de la beauté morale à l’aide de la beauté physique. Celle-ci n’est pour lui qu’un symbole de celle-là. Dans la nature, ce symbole est souvent obscur : l’art, en l’éclaircissant, atteint des effets que la nature ne produit pas toujours. La nature peut plaire davantage, car elle possède en un degré incomparable ce qui fait le plus grand charme de l’imagination et des yeux, la vie ; l’art touche plus, parce qu’en exprimant surtout la beauté morale il s’adresse plus directement à la source des émotions profondes. L’art est plus pathétique que la nature, et le pathétique, c’est le signe et la mesure de la grande beauté.

Deux extrémités également dangereuses : un idéal mort, ou l’absence d’idéal. Ou bien on copie le modèle, et on manque la vraie beauté ; ou bien on travaille de tête et on tombe dans une idéalité sans caractère. Le génie est une perception prompte et sûre de la juste proportion dans laquelle l’idéal et le naturel, la forme et la pensée, se doivent unir. Cette union est la perfection de l’art : les chefs-d’œuvre sont à ce prix.

Il importe, à mon sens, de suivre ce principe dans l’enseignement