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La parole est l’instrument de la poésie ; la poésie la façonne à son usage et l’idéalise pour lui faire exprimer la beauté idéale ; elle lui donne le charme et la puissance de la mesure ; elle en fait quelque chose d’intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d’immatériel, de fini, de clair et de précis, comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d’animé comme la couleur, de pathétique et d’infini comme le son. Le mot naturel en lui-même, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel. Armée de ce talisman, qu’elle a fait pour elle, la poésie réfléchit toutes les images du monde sensible, comme la sculpture et la peinture ; elle réfléchit le sentiment comme la peinture et la musique, avec toutes ses variétés que la musique n’atteint pas, et dans leur succession rapide que ne peut suivre la peinture, à jamais arrêtée et immobile comme la sculpture ; et elle n’exprime pas seulement tout cela, elle exprime ce qui est à peu près inaccessible à tout autre art, je veux dire la pensée entièrement séparée des sens, la pensée qui n’a pas de forme, la pensée qui n’a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste dans aucun regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus raffinée !

Songez-y. Quel monde d’images, de sentimens, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot : la patrie ! et cet autre mot, bref et immense : Dieu ! Quoi de plus clair, et tout ensemble de plus profond et de plus vaste !

Dites à l’architecte, au sculpteur, au peintre, au musicien même, d’évoquer ainsi d’un seul coup toutes les puissances de la nature et de l’ame. Ils ne le peuvent, et par-là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie.

Ils la proclament eux-mêmes, car ils prennent la poésie pour leur propre mesure ; ils estiment et ils demandent qu’on estime leurs œuvres à proportion qu’elles se rapprochent davantage de l’idéal poétique. Et le genre humain fait comme les artistes. Quelle poésie ! s’écrie-t-on à la vue d’un beau tableau, d’une noble mélodie, d’une statue vivante et expressive. Ce n’est pas là une comparaison arbitraire ; c’est un jugement naturel qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l’art qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.

Quand les autres arts veulent imiter les œuvres de la poésie, la plupart du temps ils s’égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais