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et des temples, comme l’architecture ; elle les fait simples ou magnifiques ; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes ; les différens âges de l’art lui sont égaux ; elle reproduit, s’il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l’infini. Lessing a pu comparer avec la justesse la plus exquise Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux donne à tous les êtres sont déterminées avec netteté ! Et quel peintre aussi qu’Homère ! et, dans un genre différent, le Dante ! La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie, mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accens. Rappelez-vous les paroles que Priam laisse tomber aux pieds d’Achille en lui redemandant le cadavre de son fils, plus d’un vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d’Esther agenouillée devant Dieu, les chœurs d’Esther et d’Athalie. Dans le chant célèbre de Pergolèse, Stabat Mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus de la musique ou des paroles. Le Dies iræ, dies illa, récité seulement, est déjà de l’effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent pour ainsi dire ; chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L’intelligence avance à chaque pas, et le cœur s’élance à sa suite. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l’éclat de la note musicale, mais elle est lumineuse autant que pathétique ; elle parle à l’esprit comme au cœur ; elle est en cela inimitable et inaccessible, qu’elle réunit en elle tous les extrêmes et tous les contraires dans une harmonie qui redouble leur effet réciproque, et où tour à tour comparaissent et se développent toutes les images, tous les sentimens, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l’ame, toutes les faces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles !

Arrêtons-nous. Gardons-nous de franchir le seuil de la métaphysique, et d’entrer dans des considérations particulières où de suffisantes études ne nous accompagneraient pas. C’est assez pour nous d’avoir posé les principes et tracé un cadre général. Il appartient à d’autres de remplir ce cadre par des travaux approfondis, d’éprouver ces principes en les appliquant. La science de la beauté vaut bien la peine que de nobles esprits y consacrent leurs veilles et s’efforcent d’y attacher leur nom.


V. Cousin.