Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/820

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur nous comme un manteau de plomb. Nous ne traversions ni hameaux ni villages, mais nous en apercevions quelques-uns sur les hauteurs. A droite est le village de Rioja, où finit la sierra d’Alhamilla, qui arrive d’Almérie en ligne droite ; à gauche est celui de Gador, où commence la sierra qu’il baptise, et que les flores, plus poétiques, avaient nommée la sierra du Soleil Des carrières de jaspe, répandues aux environs, signalent ce point intéressant à l’attention des géologues. Plus haut est Santa-Fé de Mandujar ; puis vient Alhavia, où croissent en abondance des dattes, des figues, des pêches ; mais, hélas ! nous étions dans notre rambla comme Tantale, qui, du fond du Tartare, dévorait des yeux les vergers de l’Élysée. La seule halte que nous permît le temps fut une courte et assez maigre étape à la Calderona, taverne isolée et comme suspendue au versant d’un précipice, laquelle n’est guère hantée que par les charbonniers et les bandits.

Plusieurs torrens, descendus de la vaste et imposante sierra de Filabrès, viennent successivement grossir le fleuve d’Almérie : c’est d’abord le Rio de Tahernas, puis celui de Gergal, et enfin le Nacimiento ; ce dernier, descendu de la sierra de Baza, est le fleuve d’Almérie proprement dit, quoiqu’il ne prenne ce nom qu’au point de jonction ; l’autre affluent arrive de la sierra de Gador et s’appelle le Bogaraya, ou fleuve d’Andarax ; c’est celui-là que nous continuâmes à remonter. Nous le passions toutes les minutes, et souvent nous marchions dans l’eau. Je dois ajouter, à la gloire de nos deux janissaires, qu’ils s’en tiraient mieux que les chevaux eux-mêmes, et que, loin de se laisser dépasser par eux, ils étaient toujours en avant. Ils me représentaient fidèlement l’un et l’autre le véritable fantassin espagnol, sobre, discret, agile, infatigable ; tout lui suffit, rien ne le décourage ; son jarret de fer se joue de la fatigue, un ognon la lui fait oublier : pour un Bigarre, il irait au bout du monde. Jusqu’alors spacieuse, la route, je veux dire la rivière, se rétrécit par degrés et fait des coudes fréquens ; quelques moulins et quelques chaumines sont dispersés de loin en loin sur les deux rives ; les villages sont toujours sur les hauteurs : d’un côté s’élève Alicum, de l’autre Terqué, et, tout près de Terqué, Abentarique ou Ventarique, village arabe autour duquel on recueille du salpêtre en abondance. Le fisc s’en réserve le monopole ; mais il en est de cela comme des douanes : on a bien vite formulé une défense, il ne faut pour cela qu’un carré de papier ; quant à le faire exécuter, c’est moins facile. Sur le littoral, on fait la contrebande ; sur la montagne, on fait de la poudre : c’est l’industrie du lieu, et il n’y a pas de délateurs, parce qu’il n’y a que des complices ; chaque maison, chaque hutte, chaque grotte est une poudrière clandestine. La poudre ainsi fabriquée est loin d’être fine. Qu’importe ? telle poudre, telle escopette ; en Espagne, on n’y regarde point de si près, et l’on y tue son homme sans tant de cérémonie.

Nous quittâmes enfin le lit du Bogaraya ; il en était temps, car cette route frayée par la nature est des plus fastidieuses. Une fois sur la terre ferme, on gravit un chemin plus commode, tracé en corniche sur les premières pentes de la sierra de Gador. De l’autre côté du fleuve s’élève le Monténégro, sentinelle