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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/821

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avancée : de la Sierra-Nevada. Il faisait chaud encore, mais les oliviers nous prêtaient leur ombrage, et nous pûmes bientôt nous rafraîchir à la magnifique fontaine d’Illar, dont les jets vigoureux sont autant de cascades. Les femmes du village y puisaient de l’eau dans des cruches de terre informes ; elles-mêmes étaient peu gracieuses, et nous firent un farouche accueil. Il se trouvait parmi elles une pauvre jeune fille de douze à treize ans, qui vint danser nue autour de nous. — C’est la gitana, nous dirent-elles cyniquement ; que vos seigneuries n’y fassent pas attention ! — La malheureuse enfant était folle, folle de naissance, et, malgré sa beauté, malgré son malheur, elle servait de jouet à cette population barbare.

J’ai dit barbare, et je maintiens le mot, car, à mesure qu’on s’enfonce dans les montagnes, le peu de civilisation que les côtes doivent au commerce et au mouvement des voyageurs disparaît et fait place à des mœurs plus rudes et plus sauvages. Le nombre des milagros augmente en proportion ; cela veut dire que les meurtres se multiplient, sans que la justice se donne la peine de rechercher les meurtriers, à moins pourtant qu’ils ne soient riches, car alors elle les exploite, les pressure, et leur vend heure par heure, c’est-à-dire écu par écu, des délais et des sursis qui ne les sauvent pas toujours, mais les ruinent infailliblement. Je connais un habitant de l’Alpuxarra, vieillard aujourd’hui fort pacifique et corrégidor de son village, lequel a eu le malheur de tuer un homme il y a une trentaine d’années. Un escribano a la preuve du crime, et vit depuis trente ans d’un silence qu’il se fait payer à prix d’or. Vous figurez-vous une persécution plus effroyable ? Le patient n’est pas riche ; comment le serait-il ? tout ce qu’il perçoit, tout ce qu’il gagne appartient à son bourreau ; c’est pour lui qu’il possède, c’est pour lui qu’il travaille. L’oublie-t-il un instant, il le voit tout d’un coup surgir devant lui comme un spectre acharné. De l’argent ! de l’argent ! toujours de l’argent ! Qu’il refuse, on insiste ; qu’il s’indigne, on le menace, et si le désespoir le pousse à la révolte, on évoque à ses yeux l’échafaud. C’est la victime elle-même qui m’a raconté son supplice, un supplice de trente ans ! et tandis que le vieux corrégidor me parlait d’une voix étouffée par la rage et la peur, il promenait autour de lui des regards inquiets, égarés, comme s’il eût vu, rôder à ses côtés exécrable escribano.

Après Illar, on traverse Instincion, hameau misérable. On passe près de Ragot, qu’on laisse dans les bas-fonds, au sein d’une vallée verte que le fleuve arrose et fertilise. Les crêtes sont arides et dépeuplées ; à peine y voit-on paraître, d’espace en espace, un chevrier vêtu de peau comme les pâtres de la Sabine, et qui joue de la musette quand il ne tire pas des coups de fusil. Son troupeau, rétif et vagabond, trouve à peine à brouter quelques touffes de thym entre les cailloux. La route en zig-zag passe à travers des rochers magnifiques ; et dont les brusques escarpemens, les formes abruptes et déchirées, portent l’empreinte de bouleversemens terribles. Un de ces rochers pittoresques nommé Pierre Forée, Piedra Forada, est coupé en deux comme par la hache d’un géant, et donne son nom à une rambla qui s’avance