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tortueusement et péniblement jusqu’au cœur de la sierra de Gador. Un petit vallon frais et riant est jeté comme une oasis au milieu de ce chaos de pierres ; on s’y repose avec charme à l’ombre des platanes et des figuiers. Non loin est une venta solitaire et proprette, dont la maîtresse accorte et jolie nous arrêta au passage pour nous offrir le gaspacho de rigueur ; c’est le sorbet du pays. Ne vous attendez cependant pas à quelque chose de raffiné ; rien au contraire n’est plus rustique : le gaspacho n’est qu’une salade au pain qui, étendue d’eau glacée, désaltère et rafraîchit fort bien quand on n’a rien de mieux.

Ici finit la terre de Marchena et commence l’Alpuxarra véritable, le pays des mines et des fourneaux. A peine a-t-on mis le pied sur ce sol métallifère qu’on rencontre la fonderie royale d’Alcora ; sur l’autre rive du Bogaraya est un autre établissement métallurgique nommé la Forge Catalane. La montée n’a pas cessé d’être rude et rocailleuse. On a devant soi le revers oriental de la Sierra-Nevada ; on aperçoit, dispersés sur ses larges flancs, plusieurs villages de l’Alpuxarra orientale, Tizis et son ermitage, Padulès, Ohanès, Canjayar, Beyrès, et d’autres dont les noms plus ou moins gutturaux m’échappent. Mais bientôt l’horizon se ferme, les montagnes se rapprochent, se resserrent, le fleuve lui-même disparaît et gronde invisible au fond des vallées. Au moment où£nous entrions dans cette gorge funèbre, le soleil s’était couché derrière les hauts pics de la sierra, et le crépuscule était venu attrister ces lieux déjà si tristes ; un épervier regagnait son aire en jetant dans l’espace un cri rauque et mélancolique ; une vague inquiétude envahissait la nature et nous envahissait nous-mêmes. Nous marchions en silence, la main sur nos armes, et serrés les uns contre les autres, comme si nous eussions craint à chaque pas une embuscade. La nuit gagnait, la solitude redoublait, on ne rencontrait personne, on ne distinguait rien, rien que le squelette noir et décharné des monts d’alentour. On arriva ainsi à l’entrée d’une gorge étroite et sombre ; une lumière brillait à travers les ténèbres ; nous avançâmes. C’était une maison, c’était le Pilar, le toit hospitalier sous lequel nous devions passer la nuit.

Le Pilar est une fonderie de plomb. Cet établissement, qui appartient à M. T…, chômait alors, par suite des manœuvres plus ou moins licites d’une forte maison espagnole qui avait accaparé tout l’alquifoux de la contrée. La victoire devait rester et était restée en effet aux gros capitaux ; tout ce qu’avaient pu faire les petits fabricans avait été de courber la tête sous cet orage industriel. Voilà les aménités de la concurrence : la ruine de l’un est la fortune de l’autre ; c’est le droit du plus fort érigé en loi dans toute sa brutalité. L’Évangile l’avait prévu : on donnera, dit-il, à celui qui a, on ôtera à celui qui n’a pas. N’apercevant ni bois ni houilles, on se demande naturellement avec quoi l’on chauffe ici les fourneaux : les ronces et les herbes qui croissent entre les rochers servent à cet usage, et suffisent à la fusion de l’alcool et de l’alquifoux. Rien, on le voit, n’est plus simple ni plus économique ; tout le monde peut arracher de l’herbe ; on en est quitte pour les frais de transport. Je ne crois pas même qu’on paie un droit à la commune,