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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/825

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échoppe où les numéros sortans étaient affichés. Je me plus à observer le jeu des physionomies. Gaies ou tristes, on ne cachait guère ses émotions ; chacun mettait son cœur à nu avec la naïve expansion des peuples au berceau. La joie bruyante des gagnans (c’était l’infiniment petite minorité) contrastait plaisamment avec les figures longues ; blêmes, désappointées de l’immense majorité des perdans. — Ah ! disait l’un en se frappant le front à grands coups de poing, c’est quatre qui sort, et j’avais trois ! Fatalidad ! — Et moi donc ? disait un autre ; je voulais le quatre : c’est ma femme qui m’a fait prendre le cinq ! — Ma foi ! disait un troisième, si je perds, ce n’est pas faute d’avoir prodigué l’huile à la sainte Vierge ; sa lampe a brûlé nuit et jour pendant trois mois. Après cela, ruinez-vous pour les dames du paradis (las señoras del paraiso) ! — Bah ! bah ! criait un quatrième, plus exaspéré que les autres et en brandissant son couteau d’un air furibond, on sait ce que cela veut dire ; le lotero nous vole, c’est sûr ! Les bons numéros restent toujours au fond ; les gros lots sont pour l’administration. Venganza ! — Une vieille femme qui avait gagné quelques piécettes passa près des mécontens en faisant sonner sa petite fortune dans le creux de sa main. Je vis le moment où ils allaient se jeter sur elle, et l’homme au couteau l’aurait volontiers écorchée vive pour se venger du lotero, dont elle était complice à ses yeux. Elle n’échappa qu’en se plongeant dans la foule au plus vite. La colère de ces forcenés, qui presque tous étaient des campagnards vêtus d’un simple caleçon de toile, tomba alors sur une espèce de demi-monsieur, qui pourtant n’avait pas gagné, et dont l’habit noir n’était pas fait pour exciter l’envie, car il était fort gras et fort râpé. Les mots de fainéant, de voleur, commencèrent à pleuvoir sur notre citadin, assaisonnés de l’inévitable épithète de Moro ! injure classique de ces contrées ; et si un personnage important de l’endroit, l’alcade ou son adjoint, ne se fût interposé, les pans du pauvre habit noir ne seraient certainement pas sortis entiers des griffes de ces furieux. Je compris mieux leur colère en apprenant que le susdit particulier était le commis, et, qui pis est, le cousin du lotero.

Je retrouvai là mon braconnier du matin. L’importante affaire qui l’amenait à Uxixar n’était autre, il en convint alors, que le tirage de la loterie ; il avait fait, pour venir, six mortelles lieues de pays, de ces lieues plus longues que larges, comme disent les paysans goguenards, et il lui en restait à faire autant pour s’en retourner les mains vides. Voilà une journée qui lui coûtait cher. Il est vrai qu’il avait pour compensation le produit de son braconnage. La loterie est la passion dominante du peuple espagnol, et cela sans distinction de sexe ni de rang : c’est un délire, une frénésie, surtout quand l’heure de la clôture approche ; alors la fièvre redouble ; si l’argent manque, on s’en procure à tout prix : on emprunte, on mendie, on vole, on vend son corps… On vendrait son aine pour un terne.

Je n’ai pas autre chose à dire d’Uxixar. Cette fameuse capitale n’est, en deux mots, qu’un village, comme Beninar, ou peu s’en faut ; elle n’a pour elle qu’ira air salubre et d’admirables vues sur la Sierra-Nevada. A peu de