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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/829

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était lettrée, remplissait elle-même au besoin les fonctions de secrétaire elle profita de cette circonstance pour accomplir le projet meurtrier qu’elle nourrissait au fond de son cœur ; elle entraîna Deyré dans le complot, et tous les deux se concertèrent pour venger, elle sa propre injure, lui celle de son oncle. Ils informèrent secrètement Alguazil qu’Aben Humeya devait expédier un courrier aux Turcs auxiliaires commandés par Aben Aboo et lui fournirent les moyens de contrefaire ses dépêches. Alguazil n’eut garde de laisser échapper une si belle occasion ; usant du même stratagème que le fameux comte Julien avait mis en pratique à Ceuta contre les lieutenans du roi Rodrigue, il fit croire aux Turcs, au moyen d’une lettre simulée, que l’intention d’Aben Humeya était de les attirer dans un guet-apens pour les faire tous égorger. Leur fureur égala leur surprise, et leur vengeance fut aussi prompte que terrible : ils marchent sur Codbaa ; connus des sentinelles, ils pénètrent sans résistance dans la place, occupée alors par seize cents hommes ; quatre cents autres faisaient la garde extérieure du palais, et vingt-quatre le gardaient intérieurement ; pas un des nombreux satellites d’Aben Humeya n’eut seulement la pensée de défendre le roi qu’ils s’étaient choisi. Après avoir enfoncé la porte de sa chambre au milieu de la nuit, les Turcs le surprirent couché entre deux femmes, dont l’une, il faut bien le dire, était précisément l’héroïne de l’aventure. Cela ne laisse pas de dépoétiser quelque peu la belle Morisque, mais l’histoire est sans égards ; elle ajoute que la veuve paya bravement de sa personne dans cette scène tragique, et qu’elle tint elle-même les bras de la victime pendant que le vindicatif Alguazil, qui naturellement jouait ici le premier rôle, les lui attachait derrière le dos. La garde du palais avait été désarmée pour plus de sûreté, et le palais fut pillé, saccagé ; femmes, argent, habits, les conjurés se partagèrent tout. Quant au roi, son procès fut bientôt fait : il eut beau récuser ses juges, nier la lettre frauduleuse qu’on lui attribuait, prouver en un mot son innocence : il avait affaire à des passions aveugles et sourdes, l’amour, la haine, la vengeance, la cupidité. Sa mort fut prononcée à l’unanimité, après un simulacre de jugement, où l’impitoyable veuve de Roxas intervint comme accusatrice. Se voyant perdu sans retour, Aben Humeya déploya tout à coup un grand courage et un grand caractère ; il déclara hautement que son intention n’avait jamais été d’être musulman, qu’il n’avait accepté la couronne que pour se venger des injures que lui et son père avaient reçues des ministres de Philippe II, qu’il avait atteint son but, et avait fait assez de mal à ses ennemis pour se dire satisfait. Il prédit à son successeur Aben Aboo, pour prix de sa félonie, une fin prochaine et semblable à la sienne, puis il ajouta qu’il mourait dans la foi des chrétiens comme il comptait y vivre s’il avait vécu. Il parlait encore quand Alguazil lui jeta une corde autour du cou et la tira violemment d’un côté, tandis qu’un de ses acolytes, Diégo d’Arcos, la tirait de l’autre. Le patient fit comme César, il arrangea ses vêtemens, se couvrit le visage et mourut sans pousser un cri ni même un soupir. On se rappelle avec tristesse qu’il n’avait que vingt-trois ans. Son bourreau, Diégo Alguazil, ayant passé au