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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/837

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escopeteros mores retournèrent à Codbaa, mais Habaki resta au camp, où don Juan le combla de faveurs et de présens. Il dîna ce jour-là dans la tente de don François de Cordoue, un des premiers généraux de l’armée espagnole, et le lendemain à la table de l’évêque de Guadix, qui s’applaudissait naïvement d’une conversion si éclatante. Habaki retourna ensuite à l’Alpuxarra pour y rendre compte de sa mission. On sait l’accueil qu’il reçut d’Aben Aboo et comment le successeur d’Aben Humeya joignit le meurtre au parjure. Le souvenir de cette mémorable entrevue s’est conservé dans le pays, il n’est personne qui ne vous montre en passant le champ où le général des Mores rendit son épée au général des chrétiens.

Les habitans de Padulès passent pour indolens, et poussent, m’a-t-on dit, la paresse plus loin qu’il n’est permis, même en Espagne. Ils ont des mines qu’ils ne prennent pas la peine d’exploiter et des vignes qui, faute de soins, leur donnent un vin détestable. Un peu au-dessus de Padulès, vers l’est, est une autre commune, Canjayar, dont la population, plus industrieuse, plus active, tire un meilleur parti de ses mines, de ses terres, et vit dans une abondance relative, bien que son nom signifie village de la famine. Dans la première révolte de l’Alpuxarra contre les rois catholiques, un gros d’insurgés se trouva cerné dans ce lieu sauvage, et y fut serré de si près par le comte de Lorin, que tous moururent de faim jusqu’au dernier. De là ce nom néfaste de Canjayar, qui rappelle aux enfans (en arabe, il est vrai) le supplice de leurs ancêtres.

Almocita est un village, je devrais dire un hameau, qui confine avec les deux précédens. Nous y montâmes le lendemain matin par une côte rude et pierreuse. Le régisseur du Rincon y faisait baptiser un fils ce jour-là, et le parrain était M. T… Quoique étranger, j’eus un rôle dans la cérémonie, et signai le registre de la sacristie en qualité de témoin. « Ah ! me dit le curé, vous êtes donc aussi Français ; c’est comme ce digne monsieur Augustin Leclai ! — Et comme beaucoup d’autres, répondis-je à sa révérence ; mais ce monsieur Leclai, quel est-il ? — C’était un homme de bien et charitable comme saint Jean de Dieu. Il avait eu dans sa jeunesse le malheur de tuer en duel un grand seigneur de votre pays. Forcé de s’expatrier, il vint chercher un asile dans notre vieille Espagne et s’établit à Almocita, d’où il ne bougea plus. Il était médecin, mais médecin des pauvres, car, bien loin de se faire payer ses visites, il donnait lui-même à ses malades des médicamens gratis et de l’argent quand ils en manquaient. Aussi sa mort a-t-elle été une véritable calamité publique. Hommes, femmes, enfans, la commune en masse accompagna son corps à l’église, et quand il fallut célébrer l’office des trépassés, au lieu de chanter, on pleurait ; je m’en souviens encore comme si c’était hier, et pourtant j’étais bien jeune et il y a de cela bien long-temps : c’était avant la révolution de Robespierre. » Qui jamais serait allé, chercher dans un hameau perdu de l’Alpuxarra un Français du XVIIIe siècle transformé par un duel en médecin bienfaisant ?

La cérémonie alla bien, je parle du baptême. La famille, c’est-à-dire à peu