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défilé, un aqueduc à plusieurs arches produit dans le paysage un effet pittoresque et fort inattendu.

À peine avions-nous fait quelques pas dans le barranco, qu’un berger quitta son troupeau pour venir à nous, et nous fit signe de l’attendre. « Caballeros, nous dit-il, quand il nous eut rejoints, on m’a demandé des nouvelles de vos seigneuries. — Quand ? — Tout à l’heure. — Qui ? — Des gens de mauvaise mine. -Plusieurs ? — Beaucoup. — Armés ? — D’escopettes et de couteaux longs. — Où vont-ils ? — Qui le sait ? — Par où ont-ils passé ? Par là. — Et que nous veulent-ils ? -Ah ! voilà !… Si vos seigneuries veulent m’en croire, elles prendront un autre chemin, ou attendront du renfort ; il y aura là-bas, c’est sûr, des coups de fusil. » Si l’avis était faux, il était du moins désintéressé, car l’officieux berger nous quitta sans attendre les deux réaux que nous allions lui donner pour sa peine, et disparut dans la montagne. « Je connais le pays, me dit T…, le conseil est bon, suivons-le ; nous voyant seuls (le mozo ne comptait pas pour un homme), quelques rateros d’Ohanez se seront mis à nos trousses, et nous auront dépassés, tandis que nous étions arrêtés à Tizis. Nul doute qu’ils n’aillent nous dresser quelque embuscade pour nous voler après nous avoir préalablement lâché double et triple bordée. C’est à vous de voir si cela vous sourit. »

Avant tout je dois expliquer ce que c’est qu’un ratero ; le ratero est un voleur isolé, non patenté pour ainsi dire, qui vole quand l’occasion se présente et sans mener la vie nomade ; les autres, je veux parler des voleurs organisés en bandes, prennent le nom pompeux de caballistas, et professent pour les premiers un souverain mépris ; ils les accusent de gâter le métier, et les maltraitent quand ils les rencontrent. Les rateros sont les plus dangereux ; étant moins nombreux, moins aguerris, ils craignent les résistances, et les préviennent en commençant presque toujours par tuer ceux qu’ils veulent dévaliser, ce que les caballistas ne font jamais. « Nous ne sommes pas de vils assassins, disent ceux-ci avec orgueil, nous levons des contributions comme le roi, voilà tout. » Cette distinction superbe était tout justement faite pour augmenter nos alarmes, bien loin de les atténuer, car nous avions affaire évidemment à de misérables rateros. Nous revînmes donc sur nos pas jusqu’à Tizis pour y attendre en sûreté l’arrivée des renforts. Il faut savoir que M. T… avait donné ordre à ses ouvriers de quitter le Pilar pour le Rebenton, autre fonderie de plomb qu’il avait dans la sierra de Gor, et où nous allions directement ; or, ces ouvriers nous suivaient de près et ne pouvaient manquer de nous atteindre bientôt. Ils nous rejoignirent effectivement au nombre de sept, dont trois étaient armés d’escopettes ; nous avions dans nos fontes de quoi armer les quatre autres, et il nous restait encore, à M. T…, son fusil à deux coups, à moi mon rétac. Notre première décharge était donc, tout compte fait, de quatorze coups : c’était assez pour nous rassurer, mais ce n’était pas trop, car on pouvait craindre que l’ennemi ne fît des recrues parmi les charbonniers marrons dont cette partie de la sierra est infestée. Nous fîmes nos dispositions en conséquence : deux ouvriers, armés chacun