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d’un pistolet d’arçon, marchaient en éclaireurs et composaient l’avant-garde ; deux autres fermaient la marche, armés comme les premiers ; nous formions, nous, le corps d’armée avec les trois derniers, et de plus le moto, qui, malgré ses quinze ans, voulait jouer son personnage ; il avait fallu lui céder mon yatagan maure. A l’air joyeux et féroce dont le sauvage adolescent le brandissait et le faisait reluire au soleil, on voyait que le sang des Monfis coulait dans ses veines, leurs passions sanguinaires éclataient dans ses yeux. Enfin l’armée s’ébranla, et l’on pénétra en bon ordre dans le barranco suspect. L’entrée de cette gorge est assez large et parée d’une belle verdure ; peu à peu cependant le passage se rétrécit et s’assombrit ; les parois se rapprochent, se déboisent, la verdure s’éclaircit, disparaît ; à peine quelques maigres buissons végètent-ils de loin en loin au pied des rochers, et, à vrai dire, j’aurais mieux aimé que ces buissons n’y fussent point, attendu qu’ils formaient autant de remparts excellens pour masquer un guet-apens ; c’était bien assez que le chemin fît des coudes, et que de distance en distance de petits barrancos latéraux vinssent s’ouvrir mystérieusement sur le barranco principal. Toutes ces circonstances étaient favorables à l’attaque plus qu’à la défense, et avaient cela de particulièrement inquiétant pour nous, qu’à chaque enfoncement, à chaque détour, à chaque arbuste, on pouvait s’attendre, sans découvrir personne, à recevoir une bordée de coups de fusil. Un combat en règle eût été préférable et moins ennuyeux que cette menace perpétuelle de l’inconnu. Cette attente, cette anxiété fiévreuse dura plusieurs heures ; enfin l’armée sortit du terrible pas, comme elle y était entrée ; ennemis ou amis, on ne rencontra personne. Les rateros d’Ohanez nous attendaient-ils plus loin, ou, nous voyant si bien escortés, avaient-ils renoncé à leurs perfides desseins ? C’est une question qui pour nous resta sans réponse.

Quoi qu’il en soit, nous n’étions pas encore sauvés ; il nous restait à franchir le Port ou Col de Santillane, l’un des plus suspects de la Sierra-Nevada, car il est peuplé en toute saison par ces charbonniers marrons dont nous parlions tout à l’heure. Habitués à fabriquer leur marchandise illicite avec le bois d’autrui, ces sauvages fraudeurs n’ont pas sur le droit de propriété des notions fort saines : ils confondent aisément le tien avec le mien, et il n’est jamais prudent de les aller chercher dans leurs charbonnières. Quoique nous en fussions bien près, nous n’en découvrîmes cependant aucun ; la solitude était profonde. Les éclaireurs prétendirent bien avoir aperçu au coin d’un bois deux hommes en manteaux, ou peut-être deux troncs qu’ils avaient pris pour deux hommes ; n’importe, ils avaient tiré dessus résolument, mais de si loin que les balles durent s’enterrer à moitié chemin. Ici d’ailleurs, si nous n’étions pas à l’abri de toute rencontre, une surprise n’était plus si facile ; nous gravissions une montagne ouverte de tous côtés, et sauf quelques bouquets de sapins clair-semés, la vue se portait sans obstacle aux limites de l’horizon : à droite, s’élevaient les sombres crêtes du Boloduy ; à gauche, nous avions, mais à une grande distance, les pics de l’Almirez et de Montayre. La pente était douce, le sentier commode, émaillé de bruyères en fleur,