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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/851

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aujourd’hui les lettres, le chef du romantisme de Berlin a été une transition naturelle. Certes, l’auteur de Sternbald n’a jamais renoncé à l’amour désintéressé de l’art, mais peu à peu cependant son humeur capricieuse, son ironie légère préparait les esprits à ce badinage un peu affecté, sous lequel se sont cachées dans ces derniers temps les prétentions dogmatiques des novateurs. Tieck avait débuté par une poésie bizarre, éthérée, illuminée, par de gracieuses études d’après les comédies féeriques de Shakspeare. Titania était la reine fantasque de ce royaume imaginaire qu’il peuplait de ses caprices. Eh bien ! lorsque, plus tard, il se rapprocha de la réalité et essaya de représenter plus directement les conditions diverses de la vie, on peut dire qu’il fraya la route, sans le savoir, au moderne roman de la jeune Allemagne. C’est un fait curieux à remarquer : tandis que l’école romantique, vers 1810, s’abandonnait de plus en plus à l’ivresse de ses enchantemens, tandis que Clément de Brentano écoutait dans sa cellule les derniers sons de la viole de sainte Cécile, tandis qu’Achim Arnim recueillait l’œuvre interrompue de Novalis, et se plongeait avec un bizarre enthousiasme dans cette poésie mystérieuse qui attirait son imagination éblouie, Louis Tieck, un des chefs reconnus de cette mystique école, se transformait insensiblement, et ramenait la Muse dans le domaine des choses réelles. Au chimérique royaume de Titania il préférait les prairies d’Allemagne, et, d’une main délicate, il y traçait de frais sentiers par où allait se précipiter (singulière aventure !) toute une bande de novateurs. Si l’on parcourt les Nouvelles que l’auteur de Phantasus a répandues avec tant de prodigalité dans tous les Taschenbücher depuis une vingtaine d’années, on remarquera bientôt cette transition, imperceptible d’abord, puis plus nette, plus visible, et avouée enfin par M. Tieck lui-même. L’aimable conteur, à qui l’on reprochait ses affections aristocratiques, donnait, il y a quelques années, un gracieux ouvrage intitulé le Jeune Menuisier (Der junge Tischlermeister). Ce charmant récit paraissait en Allemagne peu de temps avant qu’une plume illustre, mais égarée, écrivit le Compagnon du tour de France et le Meunier d’Angibault ; or, les sympathies qui inspiraient au romancier français des inventions par trop étranges étaient célébrées ici avec une parfaite mesure et un art délicat qui a peur du faux. D’ailleurs, on retrouvait toujours, dans les récentes productions de M. Tieck, l’ironie légère où il se joue si volontiers. Ces êtres fantasques qui avaient leur rôle dans ses premiers romans, ces kobolds, ces nains bossus, toute cette postérité de Puck qui faisait contraste avec la grace aérienne de Titania et d’Ariel, M. Tieck