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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/889

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« Cependant un sommeil épais soulageait un peu de ses angoisses la jeune fille couchée sur son lit ; mais bientôt des songes trompeurs, pleins d’images funestes, comme il arrive dans les chagrins, venaient l’irriter. Il lui sembla que l’étranger se soumettait à l’épreuve, non pas tant qu’il désirât beaucoup de remporter la toison du divin bélier, car ce n’était point pour cette cause qu’il était venu dans la ville d’Eétès, mais bien pour la ramener dans sa patrie, elle, comme son épouse virginale[1]. Elle se figurait encore qu’elle-même en venait aux prises avec les taureaux, et triomphait de l’épreuve aisément ; mais que ses parens refusaient de tenir leur promesse, parce que ce n’était pas à la jeune fille, mais à lui-même, qu’ils avaient imposé la condition de les dompter ; que de là s’élevait un grand conflit entre son père et les étrangers ; que les deux partis s’en remettaient à elle comme arbitre, pour qu’il en fût selon que son cœur en déciderait ; et qu’elle tout d’un coup, sans plus se soucier de ses parens, faisait choix de l’étranger ; qu’alors ils étaient saisis d’une immense douleur, et qu’ils s’écriaient de colère. À ce cri le sommeil la quitta en sursaut. Se débattant d’effroi, elle s’élança hors du lit et regarda de tous côtés les murailles de sa chambre : elle eut peine à recueillir ses esprits comme auparavant, et elle laissa échapper ces paroles avec sanglots

« Malheureuse que je suis, quels songes pesans m’ont épouvantée ! Je crains que ce voyage des héros n’apporte quelque grand malheur. Tout mon cœur est en suspens pour cet étranger. Qu’il aille parmi son peuple bien loin faire sa cour à quelque jeune fille grecque ; mais qu’à nous la virginité et la maison de nos parens soient toujours chères ! Pourtant me relâchant de ma dureté[2], à condition que ce ne soit plus sans l’aveu de ma sœur, je verrai si elle me vient prier d’être de quelque secours en cette épreuve, car elle est en grande inquiétude pour ses enfans ; et cela m’éteindrait dans le cœur une peine funeste.

Remarquez ce qui suit et quelle est la logique de la passion : Médée

  1. N’est-ce pas ainsi, et selon un sentiment très approchant, que, dans les Lettres portugaises, la religieuse, se rappelant le jour où elle a, pour la première fois, aperçu du haut de son balcon le bel étranger, dit : « Il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique vous ne me connussiez pas : je me persuadai que vous m’aviez remarquée entre toutes celles qui étoient avec moi. Je m’imaginai que, lorsque vous vous arrêtiez, vous étiez bien aise que je vous visse mieux et que j’admirasse votre adresse lorsque vous poussiez votre cheval. J’étois surprise de quelque frayeur lorsque vous le faisiez passer dans un endroit difficile : enfin je m’intéressois secrètement à toutes vos actions. Je sentois bien que vous ne m’étiez point indifférent, et je prenois pour moi tout ce que vous faisiez. »
  2. Mot à mot : laissant là mon cœur de chien. — Homère met la même expression dans la bouche d’Hélène.