Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/893

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans son sein. Des larmes de pitié coulaient de ses yeux ; et au dedans la douleur minante ne cessait de la ronger à travers tout le corps, le long des moindres fibres et jusque tout au bas de la nuque, là où plonge le plus sensiblement le mal lorsque les Amours logent sans relâche leurs amertumes dans un esprit. Tantôt elle se dit qu’elle fournira le charme qui doit dompter les taureaux, et tantôt que non, mais qu’elle périra elle-même ; puis tout aussitôt elle se dit qu’elle ne mourra pas et qu’elle ne donnera pas non plus le charme, mais qu’elle prendra en patience et à tout hasard son malheur. Et s’asseyant ensuite, elle repassait en elle chaque chose en s’écriant… »

Je arrête un moment après cet admirable morceau, au sujet duquel les remarques se pressent. Et d’abord on aura reconnu la belle description naturelle que Virgile a si bien transportée à sa dernière nuit de Didon :

Nox erat et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras…
At non infelix animi Phoenissa…


En même temps on se demande comment, parmi les divers traits, Virgile a précisément omis celui de cette mère dont les enfans sont morts. Je ne puis croire qu’il y ait eu là une timidité de sa part, comme Racine en a parfois. J’aime mieux supposer qu’il se sera fait scrupule d’emprunter un trait trop saillant et trop reconnaissable : mais pourtant il empruntait assez visiblement l’ensemble du passage.

Il prenait encore cette belle comparaison de l’ame en peine avec le rayon de soleil réverbéré dans l’eau :

Sicut aquae tremulum labris ubi lumen ahenis
Sole repercussum…


Seulement il ne l’applique point en cette situation même à l’ame de Didon, mais, en un tout autre endroit du poème (livre VIII), à l’esprit d’Énée lorsque celui-ci, pendant sa lutte contre Turnus, agite divers projets politiques ; et j’ose dire qu’ainsi dépaysée cette comparaison légère, bien plutôt digne du cœur d’une jeune fille ou d’une jeune femme, est beaucoup moins aimable et moins fidèle[1].

On aura remarqué les caractères physiques par lesquels le poète

  1. Qu’on me permette de hasarder une toute petite observation encore : Virgile, dans sa comparaison, dit lumen aquœ, une lumière d’eau répercutée par le soleil… ; c’est une figure, une hypallage, je crois. Apollonius disait plus directement : un rayon de soleil. Il importe, ce semble, d’être clair et direct au moment où l’on fait une comparaison physique. Le labris ahenis est aussi un peu obscur. Je ne veux certes point prétendre que Virgile ne soit pas un écrivain plus parfait qu’Apollonius ; mais ici, par cela même qu’il l’imite, il raffine un peu, et, tout en traduisant merveilleusement l’image, il nous la rend un peu moins simple.