Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/894

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

accuse les progrès de la passion chez Médée, et ce siège de la nuque qu’il assigne au foyer du mal : ainsi osaient faire les anciens. Dans la célèbre pièce de la Magicienne, la Simétha de Théocrite ne s’exprime pas autrement lorsqu’elle veut rendre l’effet soudain que lui fit le beau Delphis, le jour qu’en allant à la fête elle le vit sortir tout brillant et tout luisant du gymnase

« Je le vis, et du coup je devins folle, et mon cœur fut attaqué tout entier, malheureuse ! Ma beauté commença à fondre ; je ne pensai plus à cette fête, et je ne sais comment je revins à la maison ; mais une maladie brûlante me ravagea ; je restai gisante sur ma couche dix jours et dix nuits. Mon teint devint bien des fois de la couleur du thapse[1] ; tous les cheveux me coulaient de la tête, et il ne me restait plus que les os même et la peau. A quel devin n’ai-je point recouru ?… »

La délicatesse moderne n’ose plus parler de la sorte, et c’est tout ce qu’elle peut faire que de supporter la traduction sans fard de ce langage. La naïveté populaire a pourtant gardé quelque chose de cette franchise primitive, et l’on me cite ce mot familier à nos populations du midi : aimer à en perdre les ongles. Mais en général on a recouvert l’antique mal, lorsqu’il se présente, d’expressions plus vagues et plus flatteuses, en même temps que, dans une foule de cas de simple galanterie, on a détourné par abus les expressions physiques de leur sens propre : on s’est mis à brûler et à mourir par métaphore. Les modernes ont très habituellement admis le jeu et le mensonge de l’amour, ce qu’ils aiment aussi à en appeler l’idéal, — les anciens, jamais ; ils sont restés naturels.

Qu’on le sache bien pourtant, et n’en déplaise à toutes nos périphrases sociales, la maladie de l’amour est une, constante, sui generis, comme on dit dans la science : bien souvent voilée chez les modernes, et encore plus souvent absente, elle se retrouve identique dès qu’elle existe. Quiconque l’a pu voir et observer une seule fois ne la méconnaîtra jamais. Plus ordinaire chez les femmes que chez les hommes qui ont trop de facilités pour la prévenir ou la dissiper, elle ne laisse pas d’être devenue assez rare chez les femmes elles-mêmes qui, en certains pays et dans certain train de société, ont mille moyens gracieux de l’éluder, de s’en prendre ou de s’en tenir aux semblans. Chez les anciens, on le sait, la foudre tombait presque à coup sûr ; les modernes

  1. Espèce de plante.