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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/899

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Heu vatum ignarae mentes ! quid vota furentem,
Quid delubra juvaut ?…


Chez Apollonius, le trait a moins de portée ; l’avertissement sur la vanité de l’art chez le plus habile est indiquée à peine et avec un léger sourire. Cette voix moqueuse de la corneille rappelle assez bien la parole de l’oiseau merveilleux dans les jardins d’Armide. — Mais nous ne sommes qu’au début d’une scène incomparable ; tandis que Jason s’avance, revenons encore à celle qui n’attend que lui :

« De son côté, le cœur de Médée ne se livrait pas à d’autres pensées, bien qu’elle fût à chanter avec ses compagnes, et chaque chanson nouvelle qu’elle essayait n’était pas long-temps à lui plaire ; elle en changeait tour à tour dans son inquiétude, et elle ne tenait pas un seul moment ses regards arrêtés sur le groupe de ses suivantes, mais elle les promenait de loin vers les chemins, en penchant de côté son visage. Certes, certes, son cœur se brisa souvent, lorsqu’elle croyait entendre courir tout auprès un bruit de pas ou le bruit du vent[1]. Enfin, lui-même, sans trop tarder, il apparut à son désir, bondissant à pas élevés, tel que Sirius, qui du sein de l’Océan sort si beau et si splendide à son lever, mais qui apporte aux troupeaux la calamité funeste : tel, dans la beauté de son aspect, survint aux yeux de Médée le fils d’Éson, et son apparition excita en elle une lassitude déplaisante. Le cœur lui tomba de la poitrine, ses yeux se troublèrent d’un brouillard, une chaude rougeur saisit ses joues ; elle n’avait la force de lever les genoux pour faire un pas en avant ni en arrière, mais ses pieds restaient fichés sur place. Cependant les suivantes s’étaient toutes éloignées. Tous deux ils se tenaient l’un en face de l’autre, muets et sans voix, semblables à des chênes ou à de grands sapins qui ont pris racine au même lieu sur les montagnes, et qui demeurent tranquilles dans le silence des vents ; mais bientôt, sous le coup des vents qui renaissent, ils s’ébranlent et s’entre-répondent avec un murmure immense ; c’est ainsi que tous deux allaient bientôt parler et rendre bien assez de sons charmans sous le souffle de l’Amour. Le premier, le fils d’Éson reconnut qu’elle était tombée dans le mal sacré, et, d’une voix caressante, il lui tint ce langage… »

L’admirable comparaison des deux arbres est du genre de celles qui abondent dans les littératures anciennes, qui sont assez rares dans les littératures modernes, mais dont en particulier la poésie française

  1. Se rappeler une situation assez semblable dans une des poésies lyriques de Schiller, l’Attente.