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dite classique s’est scrupuleusement préservée. Je me rappelle, dans un roman, dans la Princesse de Clèves, une situation assez analogue à celle qu’on vient de voir. Un jour, M. de Nemours s’est arrangé pour rencontrer la princesse chez elle sans témoins : « Il réussit dans son dessein, dit le délicat auteur, et il arriva comme les dernières visites sortoient.

« Cette princesse étoit sur son lit ; il faisoit chaud, et la vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuoit pas sa beauté. Il s’assit vis-à-vis d’elle avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Mme de Clèves n’étoit pas moins interdite, de sorte qu’ils gardèrent assez long-temps le silence. — Enfin, M. de Nemours prit la parole… »

Voilà ce qu’est proprement le goût français ; on indique, on court, on sous-entend ; on a la grace, la discrétion, la finesse, tout jusqu’à la poésie exclusivement. Et qu’on ne dise pas que les amans sont assis et non debout, et que c’est dans un roman et non dans un poème que je prends mon exemple ; on ne dirait pas mieux ni par d’autres images s’ils étaient debout ; on dirait moins bien dans un poème, à moins de sortir du cadre convenu. Comparer deux amans immobiles et muets en face l’un de l’autre à deux arbres ! Pourquoi pas à deux pieux ? Ne voyez-vous pas le sourire ? Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie française, demandait grace vainement pour ces sortes de peintures naturelles où se joint la passion à la vérité. Il esquissait avec une hardiesse voilée de goût tout un programme poétique qu’il n’est pas interdit après plus d’un siècle de reprendre et de féconder.

Ce n’est guère l’occasion toutefois de digression critique à cette heure ; nous avons mieux à faire, et il nous faut écouter en Colchide les propos des deux amans : « Pourquoi donc, ô vierge ! disait Jason à Médée, pourquoi tant de crainte quand je me trouve seul devant toi. Je ne suis pas de ces hommes avantageux (il dit presque de ces fats) comme il y en a, et tel on ne m’a point vu lors même que j’habitais dans ma patrie. Aussi ne me témoigne point cette réserve extrême, ô jeune fille, si tu as quelque chose à me demander ou à me dire ; mais, puisque nous sommes venus ici à bonne intention, dans un lieu sacré où tout manquement est interdit, traite-moi en toute confiance… » Et il lui rappelle la promesse qu’elle a faite à sa sœur ; il la conjure par Hécate et par Jupiter-Hospitalier ; il se pose à la fois comme son hôte et son suppliant, et il touche cette corde délicate de louange qui doit être si sensible chez la femme ; car, après