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progrès de la richesse publique n’a pas marché du même pas que la propagation de l’espèce humaine. Est-ce là, je le demande à tout observateur attentif, l’état des choses en Angleterre ? Si l’on met d’un côté l’accroissement de la population, et de l’autre la somme des richesses créées depuis un demi-siècle, ne demeure-t-il pas évident que le mouvement d’expansion a porté principalement sur les produits matériels ?

La société anglaise, prise pour un tout, est de nos jours, eu égard au nombre dont elle se compose, infiniment plus riche et plus forte qu’elle ne l’a jamais été ; mais toutes les classes de la nation n’ont pas participé au progrès dans la même mesure. L’accroissement de la richesse n’a pas profité à chacune d’elles dans une égale proportion. La répartition s’est faite au contraire entre elles, de manière à augmenter les inégalités sociales. Les riches se sont enrichis, et les pauvres se sont appauvris[1]. Il n’y a pas eu, comme dans les soulèvemens du globe terrestre, un exhaussement simultané de toutes les couches de la nation ; non, la partie inférieure s’est abaissée, pendant que la partie supérieure s’élevait. Le manufacturier millionnaire est venu doubler le grand seigneur millionnaire. Il s’est trouvé en 1842 cinq cent mille personnes en état de payer l'income tax, c’est-à-dire possédant au moins 150 liv. sterl. de revenu, et cela tandis que le salaire du tisserand descendait au-dessous de 5 shillings par semaine, ou d’à peu près 300 francs par année.

L’aristocratie elle-même commence à s’inquiéter de la disproportion qui existe entre la tête et les membres du corps social. Lord John Russell l’indiquait en 1844 à la chambre des communes, dans une motion tendant à lui faire prendre en considération l’état du pays. « Le mécontentement, disait-il, tant des districts agricoles que des districts manufacturiers, est désormais un fait admis pour tout le monde. En considérant attentivement cette question, il est impossible de ne pas reconnaître que, soit par la faute des lois ou malgré les lois, les classes laborieuses dans ce pays n’ont pas fait les mêmes progrès en aisance et en bien-être que les autres classes de la nation. Quand on

  1. « En 1688, les exportations du royaume s’élevaient à 4 millions sterling, la population était de 7 millions d’hommes ; les dépenses de l’état de 2 millions sterling, le revenu moyen de l’ouvrier de 15 liv. sterl. ; la viande valait 2 d. (20 cent.) la livre, et le blé 34 sh. le quartier. Aujourd’hui, nos exportations ont décuplé, et la population a doublé. Le salaire du journalier a augmenté à peine de 50 pour 100 ; mais avec cet argent il obtient moitié moins de substances alimentaires. Cependant la charge de l’impôt est vingt-cinq fois plus forte. » (Aristocratie taxation)