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tout, Médée est un peu une princesse de Scythie, une personne de la Mer-Noire qui doit être secrètement flattée de faire parler d’elle en Grèce : « Je te paierai ensuite de ton bienfait, lui dit-il, de la seule manière qui soit permise à ceux qui habitent si loin l’un de l’autre, en te faisant un nom et une belle gloire. Ainsi feront à l’envi les autres héros qui te célébreront à leur retour en Grèce, et les épouses des héros aussi, et les mères ; en ce moment peut-être, tristement assises sur les rivages, elles nous pleurent, mais tu les auras délivrées de leurs angoisses. » Et il lui cite l’exemple de Thésée, qui dut son salut à la fille de Minos et de Pasiphaë, à cette Ariane qui en reçut tant d’honneurs des hommes et des dieux, et qui a désormais sa couronne étincelante parmi les constellations célestes. Cet exemple d’Ariane est-il bien choisi ? S’il rappelle le dévouement de la fille de Crète, ne rappelle-t-il pas en même temps l’ingratitude de l’Athénien ? N’y a-t-il pas imprudence à Jason d’évoquer de telles images ? Je l’avais cru d’abord ; mais non : au point où en est Médée, cet exemple de sa cousine, si elle songe à tout, devient encore plus attrayant par ses périls mêmes et par les vagues perspectives qu’il entr’ouvre. Jason décidément est un habile homme et plus rompu à la séduction qu’il ne veut paraître. Après donc avoir fait briller de loin la gloire d’Ariane : « C’est ainsi, poursuit-il, que les dieux te sauront gré à ton tour, si tu prends sur toi de sauver une telle élite de héros ; et certes, à te voir si belle, tout dit assez que tu es ornée des trésors du cœur.

Ainsi parla-t-il en la glorifiant, et elle, jetant les yeux de côté, elle souriait d’un sourire délicieux ; le cœur lui nageait au dedans, tout enlevée qu’elle était par la louange, et elle finit par le regarder en face. Elle ne trouvait pas à lui dire un mot avant l’autre, mais elle aurait voulu proférer toutes choses à la fois. En attendant, elle n’eut rien de plus pressé que de tirer de sa ceinture odorante l’herbe magique, qu’il reçut de sa main avec joie ; et certes, puisant son ame tout entière dans sa poitrine, elle la lui aurait livrée au besoin avec le même transport, tant l’amour en ce moment lançait d’aimables éclairs de la blonde tête du fils d’Éson ! Elle en avait les yeux tout ravis[1] ; elle en fondait de chaleur au dedans, comme autour des roses la rosée s’échauffe et fond aux feux de l’Aurore. Tantôt, dans leur pudeur, ils

  1. On lit ainsi encore dans les Lettres portugaises, mais toujours à l’image près, toujours avec cette différence de l’analyse délicate à la poésie : « Vous me dites hier au soir de jolies choses, et j’aurois souhaité que vous eussiez pu vous voir vous-même dans ce moment comme je vous voyois… Vous vous seriez trouvé tout autre qu’à votre ordinaire. Votre air étoit encore plus grand qu’il ne l’est naturellement ; votre passion brilloit dans vos yeux, et elle les rendoit plus tendres et plus perçans. Je voyois que votre cœur venoit sur vos lèvres. Hélas ! que je suis heureuse, s’il n’y venoit point à faux ! car enfin je ne vous éprouve que trop, et il n’est guère en mon pouvoir de vous éprouver moins… »