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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/905

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poème ; et d’ailleurs ici on n’entrevoit cette seconde destinée qu’incomplètement. Qu’on se garde de conclure pourtant qu’il ne se rencontre pas encore de beaux passages, et dignes de souvenir, notamment l’épisode des noces en Phéacie ; ce que je veux marquer, c’est que l’action, si heureuse et si pleine dans son milieu, est véritablement sur le retour, c’est que l’intérêt principal se traîne et n’a plus d’objet.

En n’arrêtant pas à temps son plus aimable personnage, et en manquant (du moins d’après nos idées modernes) cette fin de son poème, Apollonius a-t-il mérité de rester si peu avant dans la mémoire des hommes, d’être si peu lu ou si rarement cité ? Tandis que la Didon de Virgile est perpétuellement à la bouche et dans le cœur de tout ce qui a du sentiment et du goût, la Médée, qui lui a servi en partie de modèle, a-t-elle si peu de droits à un même honneur ? y a-t-il lieu à une pareille inégalité ? Il suffit de ce qu’on a pu entrevoir à travers nos rapides traductions, pour mettre tout lecteur équitable à même de répondre. Quand on parle aujourd’hui de la pléiade des poètes d’Alexandrie, et qu’on se demande ce qui nous en reste de charmant, chacun nomme à l’instant Théocrite, et l’on a raison ; Théocrite en cela n’a rien usurpé ; il est digne de tous les souvenirs et d’un culte à jamais reconnaissant, à jamais nouveau de fraîcheur comme sa muse. Pourtant il a trop éclipsé Apollonius ; Virgile l’a trop éclipsé aussi. Nous avons tâché de remettre en lumière quelques traits du vieil Alexandrin, essentiels, originaux, passionnés avec grace, et qui auraient dû, ce semble, maintenir son nom avec plus d’honneur dans le voisinage de ces deux beaux noms. Il y a long-temps que Pline le jeune, dans une agréable lettre où il raconte plusieurs beaux traits de la célèbre Arria, femme de Poetus, a remarqué qu’ils sont tout aussi grands et aussi mémorables que le fameux mot d’elle, le seul qu’on cite (Poete, non dolet) ; et il en conclut que la renommée est quelque peu capricieuse, et que, des actions ou des paroles entre lesquelles elle fait choix dans une vie pour la célébrer, les unes ont plus d’éclat et les autres plus de grandeur, alia esse clariora, alia majora. Dans le cas présent, en détournant à mon dire cette pensée de Pline, je la traduirai plus modestement et dans un sens plus vrai, de manière à tout respecter, à tout ménager : parmi les œuvres des antiques génies, dirai-je simplement, quelques-unes sont plus célèbres, et d’autres le sont moins qui se trouvent belles encore.


SAINTE-BEUVE.