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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/911

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À vingt ans, elle avait près de six pieds, un développement proportionnel du buste et de la taille, et n’était ni jolie ni belle. « Trop virile, dit un contemporain, c’était néanmoins un de ces êtres dont le front, les yeux, la présence, semblent éclairer ce qui les entoure. Un front très haut et droit surmontait deux sourcils arqués d’un contour régulier et d’une finesse singulière ; elle avait les dents petites et magnifiquement blanches, l’œil d’un bleu gris, entouré par-dessous d’un arc bleuâtre qui en rehaussait l’éclat, le nez recourbé et disproportionné, la bouche délicate et rentrée, et le menton beaucoup trop long. Quant à l’ovale du visage, il était si pur, si admirablement dessiné, et l’attache du cou si gracieuse, que Brummell le fat, s’approchant d’elle un soir et soulevant ses boucles d’oreille : « Pour l’amour de Dieu ! s’écria-t-il, laissez-moi voir ce qu’il y a là-dessous ! » Elle s’avouait laide, d’une laideur harmonieuse. On assure, en effet, que la transparence de la peau, l’éclat du regard, la majesté de la démarche, la hardiesse de la répartie, la vivacité sauvage que son éducation avait favorisée, isolaient partout, en la couronnant d’une sorte de lumière qui effrayait, cette reine de vingt ans.

Ses premières impressions lui étaient venues de la grande vie aristocratique de son père, lorsque ce dernier, marié en premières noces à Esther Pitt, et qui n’était pas encore l’adepte de Raynal et de Thomas Payne, exerçait dans son château de Chevening le droit de haute et basse justice, entretenait deux cents serviteurs autour de lui, et donnait des graces et des punitions, des vêtemens, des terres et des places à tout le comté, pendant que la première lady Stanhope, de son côté, distribuait les médicamens aux malades, les aumônes aux pauvres, les sermons aux garçons amoureux, les dots aux filles à marier, et faisait tuer pour sa table un bœuf par semaine et un mouton par jour. Le souvenir de cette existence patriarcale a toujours hanté comme un spectre l’imagination fière de lady Stanhope ; ce fut en partie pour atteindre l’idéal de cette puissance bienfaisante et incontestée qu’elle alla se réfugier au désert.

Cependant Pitt était maître du pouvoir, et, tout jeune qu’il fût, il le tenait d’une main sûre. Prévoyant la révolution française et le cataclysme prochain, il resserrait autour de lui avec force les liens de l’aristocratie et du trône, et s’efforçait de confondre aux yeux de tous les intérêts de la France avec les théories révolutionnaires, et le salut de l’Angleterre avec celui de la noblesse. C’était rendre l’aristocratie populaire et le trône héroïque : suprême habileté de ce grand homme. Par là il devint lui-même le symbole anglais par excellence, plaça