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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/914

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un ministre meilleur que vous ! — Le choix de votre majesté doit être excellent. Oui, Pitt, oui, je vous le répète, et excellent général par-dessus le marché ! — Sire, reprit Pitt un peu embarrassé de sa personne, et ne sachant, malgré son habitude des cours et du monde, comment prendre la chose, votre majesté voudra-t-elle me dire le nom de ce remarquable personnage, afin que je le traite désormais avec les égards dus au choix de votre majesté et à un mérite si extraordinaire ? — Parbleu, vous lui donnez le bras, reprit le roi en montrant du doigt Esther. Je n’ai pas en Angleterre d’homme d’état qui la surpasse, ni de femme qui fasse plus d’honneur à son sexe. Soyez fier d’elle, monsieur Pitt ; elle a toutes les grandes qualités de notre sexe et du sien. » C’était aussi l’avis de Pitt, qui se plaisait à la comparer aux héroïnes de Rome. « Les dames de la cour, dit lady Esther elle-même, se mordaient les lèvres, les ambitieux sollicitaient mon approbation, les sots se tenaient à distance, et tout le monde me respectait. »

Plus d’une fois nous avons essayé d’analyser et de faire comprendre l’état mal connu de la société anglaise à la fin du XVIIIe siècle[1] à côté de la plus hypocrite raideur, les mœurs les plus débraillées, partout l’exagéré, le factice, mais une vie énergique. La naissance de la république française exerça sur ces élémens une action intense qui, en les comprimant, les exalta. Les patriotes anglais furent plus audacieux, les fats des salons plus fades, les grandes dames plus précieuses, et les puritains plus fanatiques. Ce fut au milieu de ce monde que la jeune Esther se trouva lancée en 1793, sous le patronage et l’égide de son oncle Pitt. Une cour ne tarda pas à l’entourer ; on la flatta, on la sollicita, on la craignit. Elle en devint plus sauvage dans ses tendances, plus mystérieuse dans ses actes, plus hardie dans ses propos, plus hostile à toutes les conventions de cette société même qu’elle voyait si basse et si avide. Elle partagea l’ardente réaction qui se manifestait à travers l’Europe contre une civilisation devenue artificielle jusqu’à la nausée, réaction qui donnait la vogue au farouche Ossian, au douloureux Werther, et aux cris furieux de Jean-Jacques Rousseau en faveur de la vie sauvage.

Personne n’était mieux préparé par le caractère et l’éducation à cette révolte contre les usages et les idées reçues que la jeune Esther. Personne n’occupait une situation plus favorable au développement des tendances misanthropiques. Elle voyait le dessous des cartes, et de

  1. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes, — les Pseudonymes anglais, 1er juin 1844 ; — les Deux Walpole ; le7 avril 1845 ; — Études sur le dix-huitième siècle, 1er juillet 1845, etc.