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renfermait un livre prophétique écrit en arabe, où toute la destinée d’Esther était tracée. Elle lui donna un beau cheval ; il partit devant tout le village, et revint quinze jours après avec le manuscrit arabe annonçant « qu’une femme européenne prendrait possession de Djîhoun, y construirait un palais, et deviendrait plus puissante que le sultan. » À ces prédictions, il ajoutait les histoires de la jument à la selle naturelle, d’un fils sans père et d’une femme inconnue, qui devaient être les précurseurs du Messie et escorter lady Esther à son entrée solennelle à Jérusalem. Metta mourut, léguant à la reine de Tadmor le soin de ses trois enfans ; ce legs fut religieusement observé. Ce mélange d’extravagances et de jongleries, qui étonnait si fort le médecin, était précisément ce qui avait le plus de prise sur les Syriens du Liban. Reconnue sorcière, l’émir Béchir ne pouvait plus rien sur elle ; l’attaquer devenait inutile et dangereux ; du haut de sa crête de montagne, sous ses vêtemens de soie qui tombaient en lambeaux, n’ayant pour domestiques que des bandits qui la pillaient, la vieille sibylle se riait de l’émir.

Elle soutenait ce rôle hardi par des actes de bienfaisance infatigables : veuves, orphelins, prisonniers, matelots, blessés, proscrits, étaient couverts de ses bienfaits. Reine orientale, elle envoyait à ses protégés des paniers de dattes, des chameaux avec leurs harnais, bâtissait des maisons pour les uns, et faisait aux autres cadeau d’un champ ou d’un domaine. Elle remplissait ses magasins de draps, de couvertures, de coussins, de tapis, de vêtemens de soie, de meubles, d’alimens, qu’elle versait à profusion. Tout cela se gâtait, se détruisait, pourrissait ensemble avant qu’elle eût eu le temps de s’en défaire ; les fourmis et les rats en dévoraient les débris ; le vin tournait, les instrumens de fer se couvraient de rouille. Il lui suffisait de passer pour opulente et généreuse. Elle payait pour les pauvres le ferdj et le miry, deux impôts onéreux ; plus de 1,000 piastres étaient distribuées annuellement entre les habitans de Saïda, tailleurs, maîtresses de bains, chefs du port, qui lui avaient rendu quelques services. Le jour du Baïram et le jour de Noël, on faisait en son nom une grande distribution de pelisses ; elle envoyait à la recherche des malades et des vieillards ; elle osait même venir au secours des proscrits politiques. Elle se ruinait ainsi, mais elle régnait. Le docteur la trouvait parfaitement insensée, et ne réfléchissait pas qu’il fallait ou ne point venir en Orient, ou se servir de ces moyens.

On vient de voir avec quelle lucidité de coup d’exil et quelle habileté d’action elle les employait. Appuyée ainsi sur les ressorts les plus