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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/942

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plus que lady Stanhope n’ait pas consacré sa retraite à cet ouvrage, qu’il ne reste de traces de la société extraordinaire où elle a vécu que dans les dernières lettres de Walpole, la correspondance de Burke, le journal de Knighton, celui de Mme Darblay, et les mémoires de Wraxall. Les uns ne vivaient pas dans le monde supérieur, les autres ignoraient les choses politiques ; ceux-ci étaient des fats, ceux-là des aveugles, et personne n’était placé comme lady Esther pour saisir au passage ces caractères et ces personnages. Elle a mieux aimé dépenser pour son tourment le besoin d’action qui la dévorait, jouer sur une montagne d’Orient le rôle de Timon le misanthrope, et rompre avec l’Europe. Non, il ne faut jamais que notre orgueil renie cette société, sans laquelle l’individu n’est rien ; il ne faut pas trancher ces liens sympathiques de patrie, de famille, qui, une fois brisés, nous laissent saignans de toutes parts et par tous les pores, en proie à une agonie plus déchirante que l’agonie du martyre ; il ne faut pas porter dans la vie l’isolement, qui est la mort.

Tel est le spectacle tragique donné par cette misanthrope et cette astrologue du XIXe siècle, créature supérieure, que l’orgueilleuse maladie de Jean-Jacques et de Byron a tuée après l’avoir torturée. Les hurlemens de la sorcière, la triste caverne de cette désespérée, son aire d’aigle sur le mont Liban, ses violences, ses caprices, peuvent sembler à quelques-uns comiques comme la grimace du supplicié ; pour les ames vigoureuses et irritées, c’est une leçon grave. Rester debout au milieu des siens, lutter contre l’abaissement intellectuel, s’il existe, contre l’énervement des esprits, si on croit l’apercevoir ou le pressentir, vaut mieux que se dévorer dans une irritation vaine et une misanthropie frénétique. Même en se supposant blessées ou méconnues, ce qui est l’histoire de chaque jour, ne reste-t-il pas aux ames saines des sympathies à embrasser et des devoirs à remplir ? Est-ce que la tâche de l’historien n’est pas offerte à tous les esprits doués de force et de lumière ? Pour quoi donc seraient faits ce qui est odieux et ce qui est vil, les ridicules des uns et les iniquités des autres ? Cette mission est grande et a de la durée ; exercée sans colère et avec puissance, elle vaut mieux que la rêverie d’Obermann, les pleurs de Werther et la retraite suicide de lady Stanhope.


PHILARETE CHASLES.