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souvent, au contraire, ne fût-ce qu’en manière de compensation. Oui, il est vrai, personne ne le conteste aujourd’hui, que l’imagination a joué dans l’école moderne un rôle original et fécond ; mais il est vrai aussi qu’à proprement parler, elle n’a eu qu’un commencement de règne et qu’elle a trompé nos espérances. Faut-il tant s’en étonner ? si l’imagination est la plus brillante des facultés de l’esprit, n’est-elle pas en même temps la plus fragile, celle qu’il faut entourer de la surveillance la plus assidue pour la préserver de tout malheur ? Or, ce qui nous manque surtout, a dit un penseur, c’est l’attention. Nous sommes irréfléchis et distraits ; nous n’avons de la suite que par hasard, et même chez les intelligences qui passent pour les plus sérieuses de notre époque, on trouve, pour peu qu’on les scrute dans leurs replis sans se laisser prendre au dogmatisme de la parole, un fonds étrange de légèreté. Le manque d’attention se fait sentir dans toutes les régions de l’activité et de la pensée, et principalement, hélas ! dans les lettres, où il a produit les premiers désordres que bien d’autres causes, à la vérité, ont aggravés depuis et aggravent chaque jour, au point que tout y va au rebours des règles les plus simples de la tradition et du bon sens. Autrefois, dans ce domaine respecté de l’art, les défauts, inséparables des débuts, décroissaient en marchant, et quelquefois même finissaient tout-à-fait par disparaître devant la baguette d’or de la réflexion et du travail, tandis que les bonnes qualités se développaient, gagnaient de la vigueur et de l’éclat. C’est le contraire maintenant, les rôles sont intervertis. Les bonnes qualités, triomphantes au début, cèdent peu à peu du terrain devant les défauts, qui empiètent, grandissent, commandent, et bientôt ne souffrent plus qu’on leur résiste. Que devient alors le talent ? Esclave où il devrait être maître, le talent est au milieu de ses défauts, comme autrefois le sultan au milieu de ses janissaires.

Les écrivains d’imagination en proie à leurs défauts, tel est le spectacle qui s’offre de tous côtés, en haut, en bas, chez les grands, chez les petits. Poètes et romanciers acceptent ce rôle, que dis-je ? ils en sont fiers ; mais nous n’avons pas à parler des poètes, et ne voulons aujourd’hui que prendre les romanciers sur le fait. D’ailleurs, les poètes, les grands au moins, se taisent et bâillonnent leur muse, tandis que toute l’armée des romanciers est sur pied et tient la campagne. Les romanciers sont en ligne et à l’œuvre ; ils enveloppent la France d’un vaste réseau de romans, et la foule crie bravo ! Chaque matin, plus de cent mille feuilles volantes répandent d’un bout de la France à l’autre des lambeaux de contes et de fictions, et il y a un