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nombre immense de gens qui attendent cela comme une manne ! C’est. là une situation nouvelle et pleine de dangers, à laquelle nous reviendrons plus d’une fois, dût-on nous accuser de tomber dans les redites.

Ainsi le roman est à la mode, et depuis qu’il a vendu sa liberté pour s’attacher à la glèbe, c’est-à-dire au journal quotidien, il a le haut du pavé. Il a acheté une puissance factice au prix de sa liberté, c’est cher ; mais s’il faisait servir cette puissance à notre profit et à sa gloire, il se rattraperait sur le prix d’achat, et tout le monde y gagnerait. Il n’en est pas ainsi, et l’optimisme le plus exagéré serait contraint d’avouer que tout le monde y a perdu, en présence de cette menue monnaie qui circule sans effigie au bas des journaux, et surtout en présence de ces beaux chefs-d’œuvre qui ont tant soulevé la curiosité autour d’eux, et qu’une renommée aveugle et criarde a popularisés au loin. Sans doute, le roman, comme la poésie, pouvait se renouveler et se rajeunir parmi nous, et quoique depuis deux siècles notre littérature ait tenté, en ce genre, presque toutes les voies avec un incontestable bonheur, il y avait pour le roman moderne plus d’un progrès possible, et, ce n’est pas trop dire, quelque chose comme une transfiguration. Son originalité eût consisté à être passionné comme Saint-Preux, poétique comme René, vrai comme Manon, sans cesser d’être de son temps. S’assimiler ses devanciers pour les agrandir est un excellent système qu’on sembla vouloir suivre d’abord, et l’on n’eut qu’à s’en louer. Le moment fut heureux. Les productions neuves et brillantes des romanciers contemporains ont cette date, qui mérite plus qu’un souvenir. Depuis, le nouveau régime a tout changé ; la peinture animée de la passion vraie a fait place à la peinture violente des passions fausses et bizarres ; l’analyse patiente et délicate des choses du cœur a disparu devant l’interminable récit de puériles aventures. En un mot, l’abbé Prévost et Richardson ont été brutalement consignés à la porte du feuilleton.

L’évènement était prévu. Quand un romancier écrit une fiction qu’il enverra en volume à son lecteur, il laisse l’effet se produire à son moment, le drame arriver en son lieu ; il n’obéit, en un mot, qu’à la muse du récit. Mais quand il écrit un livre qui doit paraître chaque matin par lambeaux, il est évidemment dans la nécessité de multiplier ses effets outre mesure, de forcer les situations, d’avoir recours à des coups de théâtre qui la plupart du temps ne tiennent en rien à l’action, car le lecteur ne veut pas être frustré, et il lui faut son émotion quotidienne. Sous ce rapport, il n’a pas à se plaindre ; tout le talent du romancier, à l’heure qu’il est, est tourné vers ce résultat, qu’il obtient