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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/947

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coûte que coûte. Tel qu’on pourrait nommer, et qui n’est pas le moins heureux à ces tours de force de la plume, a pour habitude invariable, quand son chapitre languit, de le clore par une apparition inattendue, un accident mystérieux dont on n’a le mot que vingt-quatre heures après, comme pour les charades. Le lendemain, il est vrai, le lecteur ne se trouve content qu’à demi, si toutefois même il ne se trouve mystifié ; n’importe, sa curiosité a été éveillée tout un jour, et c’est quelque chose. On dira que ce jeu est périlleux, et qu’il est difficile, sinon impossible, de réussir long-temps avec de pareilles ressources ; que c’est en quelque sorte jouer avec des dés pipés, et le laisser voir. On dira vrai, et c’est ce qui explique les brusques reviremens du public, et les révolutions qui s’accomplissent dans ce royaume du feuilleton, où il y a un 93 par année. Un sceptre escamoté n’est pas solide dans la main, et le sceptre du feuilleton est déjà tombé deux ou trois fois. Il est à terre en ce moment. Qui le ramassera ? Il est sans doute destiné à passer encore dans plusieurs mains ; il ne s’arrêtera dans aucune. Plus d’un romancier peut entendre murmurer à ses oreilles : Macbeth, tu seras roi ! Mais la sorcière devrait ajouter : Tu ne le seras qu’un jour. — Pauvre royauté du feuilleton ! royauté de la fève ! le roi, boit !

À moins que le ciel n’eût opéré un miracle, l’imagination des romanciers devait les trahir. Un romancier a beau avoir de l’orgueil, on peut lui dire cependant, sans le blesser, qu’il n’est pas Dieu et que sa fécondité a des bornes. Si grande qu’elle soit, cette fécondité ne peut s’exercer qu’à des conditions expresses de gestation et de repos, sous peine de ne mettre au monde que des embryons et des monstruosités. L’art vit de travail et de pensée, d’activité et de rêverie, et il ne peut produire avec une bienheureuse rapidité qu’après avoir réfléchi avec une sage lenteur. Cette bouche qui répandait en parlant des perles et des rubis était une bouche qui parlait à propos, et celle qui répandait des crapauds et des reptiles était une bouche qui parlait toujours. Certes, les romanciers nous ont donné des perles et des rubis, et ils ne nous donnent pas encore des reptiles ; mais qu’ils y prennent garde ! L’épuisement fait faire bien des choses, et ne sont-ils pas déjà arrivés à l’épuisement ? Depuis long-temps ils se répétaient eux-mêmes ; maintenant, ils se copient les uns les autres. Comme chacun, dans des dépenses folles, a déjà épuisé sa part d’originalité, et qu’ils sont tous à peu près à bout de voie, ils sont bien forcés de se servir des procédés ayant cours. Il arrive de là que, malgré la différence des sujets, presque tous les romans actuels ont un air de ressemblance et de famille. Les types lancés dans la circulation