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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/948

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et comme sur le marché, il y a dix ou quinze ans, reparaissent toujours, inévitablement, avec quelques modifications légères tout au plus, et un changement de costume : on dirait une troupe d’acteurs qui a vieilli et qui ne peut faire de nouvelles recrues. Autre malheur le style a eu le sort de l’invention ; il s’est fatigué, a perdu son éclat naturel, sa force primitive, et, pour dissimuler ses pertes, il s’est donné une sorte de fièvre continuelle et des mouvemens convulsifs. Où doivent s’arrêter cette fièvre et ces convulsions ? On ne peut le dire. Ce qui est certain, c’est que le style, comme l’invention, a l’air de jouer de son reste. Que va-t-il donc arriver ? À mesure que le goût des romans se propage et que les lecteurs deviennent de plus en plus avides et insatiables, le talent des romanciers baisse. Le nombre et l’appétit des consommateurs vont croissant, et la récolte diminue. Il n’y a pas très loin de là à une disette. Aurions-nous déjà eu nos sept années d’abondance ?

Cette crainte n’est pas chimérique, tant s’en faut. Le feuilleton est une colonie brûlante et malsaine où les soldats les plus robustes, les héros, si vous voulez, de l’imagination trouvent des infirmités précoces et souvent mortelles. Un étranger qui ne serait pas au courant de ce qui se passe chez nous, et qui ne connaîtrait pas la valeur actuelle de l’argent en matière d’imagination, pourrait très bien croire que le feuilleton est un lieu de déportation, quelque Cayenne où les romanciers vont expier leurs fautes. Prenez, en effet, de savans, discrets et ingénieux conteurs, des maîtres dans l’art du récit qui achèvent toujours leurs tableaux ; de délicats et consciencieux artistes, entre autres, Manzoni, M. de Vigny ou M. Mérimée, et condamnez-les au feuilleton perpétuel, moins que cela, à quelques années de feuilleton, et demandez-leur s’ils n’aimeraient pas autant être envoyés à Sinnamary ! À coup sûr, la plage n’est pas là-bas plus dévorante.

Proclamez à satiété que, sans le feuilleton, il n’existe pour le romancier qu’une publicité restreinte, je ne comprendrai jamais qu’un peu plus ou un peu moins de publicité vaille tous les sacrifices que le feuilleton impose. Est-il donc raisonnable d’acheter à un prix aussi exorbitant le plaisir de descendre du balcon où l’on dominait la foule, dans la rue où elle vous coudoie, surtout quand ce balcon est une large terrasse pleine de fleurs, comme était celui de Mme Sand, par exemple ? La rue attire, à ce qu’il paraît, et Mme Sand n’a pas su rester dans la région sereine qui convenait si bien à son talent : elle est descendue dans le feuilleton. Il faut dire, pour être juste, que Mme Sand est un des écrivains d’imagination qui ont le moins contracté les vices divers qu’on gagne en ce lieu, parce que jusqu’ici elle s’est livrée