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avec plus de réserve que les autres ; mais, en évitant des écueils, qu’elle n’évitera pas toujours du reste, si elle ne revient promptement à ses habitudes de véritable et grand artiste, Mme Sand est tombée dans d’autres défauts : elle s’est jetée dans le socialisme, qui n’est pas moins funeste à l’art du conteur, au génie du poète. L’auteur du Meunier d’Angibault a inventé une muse humanitaire, qui ne ressemble en rien à Valentine ou à Geneviève, une muse qui n’est ni une jeune fille, ni une jeune femme, ni même, s’il faut le dire, une femme. Cette muse a l’ame grande jusqu’à un certain point, mais elle a le cœur faux. Le secret des sentimens vrais et naturels lui échappe, et les héros de son choix vont chercher leurs inspirations bizarres au fond d’un obscur sanctuaire dont Mme Sand et quelques adeptes ont seuls l’entrée.

Dans le Meunier d’Angibault, Mme Sand a voulu peindre encore une fois les amours d’un prolétaire et d’une grande dame. On dirait que le thème est invariable ; voilà, de compte fait, le cinquième roman de Mme Sand où prolétaires et patriciennes s’aiment d’amour tendre. Aujourd’hui, le prolétaire a nom Henri Lémor, et la grande dame est la baronne Marcelle de Blanchemont. Henri et Marcelle s’aimaient, mais de l’amour le plus pur, du vivant de M. le baron de Blanchemont, et le livre commence au moment où ce dernier vient de passer de vie à trépas. Il est bien entendu que M. de Blanchemont mérite peu de regrets, quoiqu’il soit mort jeune : cet homme avait tous les vices, comme un baron. En revanche, Henri Lémor a toutes les vertus, comme un prolétaire. Henri pousse le désintéressement jusqu’à l’héroïsme. À la mort de son père, se trouvant dans l’aisance, son premier soin fut de distribuer sa fortune à des ouvriers, ce qui est de la charité d’apôtre, à moins que ce ne soit de l’affectation et de l’orgueil. Il ne se borna pas à ce sacrifice en faveur du prolétariat, et, ayant reçu une éducation brillante qui lui permettait d’aspirer à tout, il aspira à descendre, et se fit ouvrier. Pourquoi donc, lorsqu’il pouvait vivre du travail de son intelligence, ne voulut-il vivre que du travail de ses bras ? Est-ce que le bras est plus noble que la tête ? Est-ce qu’il ne serait possible aujourd’hui d’être probe et d’être utile qu’en endossant la blouse du compagnon et qu’en se servant de la liane ou du rabot ? Quoi qu’en puisse dire Mme Sand, il y a d’autres manières de se dévouer à l’humanité quand on a du savoir et de l’éloquence, et M. Henri Lémor eût pu être un bon citoyen et un honnête homme sans prendre un livret et sans courir les chemins avec un bâton ferré, en criant à chaque rencontre : Tope, compagnon ! À la vérité, ce rôle est commode pour les éternelles déclamations d’un rêveur qui prêche la fraternité