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avec colère, l’égalité avec un insupportable orgueil, et qui n’admet aucune nécessité sociale. Henri Lémor est communiste à la façon de Campanella ou à la façon de M. Cabet ; il confond tous les riches dans une même malédiction, et lorsqu’il se trouve en présence de la femme qu’il aime, devenue libre et qui lui offre sa main, il fuit avec une sorte d’horreur assez théâtrale, parce que Marcelle de Blanchemont a un péché originel, une tache indélébile : elle est riche. Est-ce que Lémor fait preuve ici d’un grand bon sens ? Il repousse le bonheur et la fortune : le bonheur n’est pourtant pas à dédaigner quand il est légitime et ne blesse personne, et la fortune offrirait à notre frère prêcheur des moyens de secourir les pauvres, puisqu’il est charitable, d’aider les travailleurs, puisqu’il les appelle ses frères, et de propager ses idées, puisqu’il prétend avoir des idées. Il aime mieux être malheureux et inutile, ou plutôt il n’a qu’un besoin et qu’un désir, c’est de se draper dans sa blouse et de déclamer à son aise.

Marcelle est de race patricienne, comme dit Mme Sand ; mais elle n’a point les vices de sa caste. Elle est pure, généreuse et dévouée. Son esprit est libre de tous les préjugés, et comme elle souffre, sans s’en rendre compte, des injustices sociales qui frappent ses yeux, elle est dans des dispositions merveilleuses pour recevoir les idées de l’avenir. La patricienne ne demande qu’à être initiée aux mystères de la nouvelle Éleusis, et le prolétaire sera naturellement l’initiateur. Nous verrons à quoi aboutissent en définitive ces mariages symboliques du patriciat et du prolétariat, et nous trouverons qu’on a fait beaucoup de bruit et qu’on s’est livré à de grands efforts pour obtenir un résultat dérisoire, pour amener un dénouement de conte de fée ou de vaudeville. — La première idée de Marcelle, dès qu’elle est veuve, c’est de devenir la femme d’Henri Lémor. L’ouvrier refuse, comme nous l’avons dit ; mais la jeune baronne ne se tient pas pour battue : elle demande un sursis, l’obtient, je crois, à grand’peine, et, cela fait, part pour sa terre de Blanchemont, afin de passer le temps et d’apprendre aussi en quel état son mari a laissé sa fortune. C’est à Blanchemont que se passe le roman de Mme Sand ; c’est là que Marcelle rencontre Grand-Louis, meunier d’Angibault.

Ce meunier d’Angibault est la création la plus heureuse du livre. Il est vrai, quoique idéalisé. Sans doute Grand-Louis n’est pas un meunier comme un autre, et il a bien lu quelques brochures de trop, sans doute c’est encore un de ces Grandisson prolétaires qui s’étalent avec complaisance dans les fictions de Mme Sand ; mais, à tout prendre, il a assez de bon sens et de gaieté, et il n’ennuie pas. Le meunier se familiarise