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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/957

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réalité sont deux puissances qui doivent rester parfaitement distinctes, sous peine de s’entredétruire. En les réunissant, M. Eugène Sue a commis une grave faute, dont il n’est pas à se repentir. Il y a deux espèces de fantastique, le fantastique railleur, qui ne croit pas à lui-même, qui n’est qu’un jeu de l’esprit, celui de Swift et de Charles Nodier, et le fantastique sérieux, convaincu, celui d’Hoffmann. Le fantastique de M. Sue n’est ni l’un ni l’autre, il ne descend pas plus de Swift que d’Hoffmann, et malheureusement il ne peut pas prétendre, pour son compte, à l’originalité, car véritablement il n’existe pas. M. Sue ne veut donc pas être un fin moqueur, et nous entraîner sur ses traces dans quelque Lilliput ou dans les sept châteaux du roi de Bohême ; il n’entreprend aucune excursion dans un pays imaginaire, et il nous jette au contraire en pleine société contemporaine. Alors il doit avoir trouvé le secret de marier si habilement les choses réelles aux choses merveilleuses, qu’on n’aperçoive point la soudure et qu’on soit sous le charme. Pas du tout ; les deux actions ne se mêlent pas ; le fantastique reste, en quelque sorte, en dehors du livre, et l’auteur n’a recours que de loin en loin aux apparitions, lorsqu’on ne s’y attend pas le moins du monde, et pour se tirer d’embarras. Ces apparitions, que rien n’amène, enlèvent au drame tout ce qu’il pourrait avoir d’émouvant. Ces deux fantômes qui traversent à la fin de chaque acte le théâtre de M. Sue, viennent chaque fois détruire l’illusion que l’auteur commençait à produire. Et quant à eux-mêmes, ils n’intéressent pas plus qu’ils n’effraient ; ce sont des revenans en plein jour. Pour nous montrer ses ombres chinoises, M. Sue a oublié de faire l’obscurité.

Si grave qu’il soit, ce vice de composition n’est pas le seul qu’on puisse reprocher au livre de M. Sue. Cette indéfinissable épopée a un autre défaut capital, c’est de mettre en scène trop de personnages qui se montrent, attirent d’abord l’attention, et puis tout d’un coup disparaissent par une chausse-trappe pour ne revenir qu’au bout de cinq ou six volumes. Un roman n’est pas une place qu’on traverse, c’est un lieu qu’on habite. Il ne faut pas croire que la puissance d’imagination consiste à créer personnages sur personnages et à produire un pêle-mêle confus de caractères et de figures ; elle consiste plutôt à tracer un petit nombre de figures distinctes, et à exciter autour d’elles un intérêt toujours croissant. Avec le système de M. Sue, l’intérêt éveillé par plusieurs personnages ne se porte en définitive sur aucun, d’autant plus que les héros du Juif Errant, assez originaux pour la plupart au début, laissent leur originalité en chemin.