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Ainsi Morock, dans son auberge du Faucon blanc, avec ses bêtes féroces, son portrait de catéchumène et ses chapelets, s’annonçait assez bien. Que devient-il ensuite ? Rien que de très vulgaire. Le moindre forçat libéré remplirait son rôle à merveille. N’en est-il pas de Djalma comme de Morock ? Où est le développement de ce caractère ? Que fait à Paris ce beau prince indien que ne puisse faire le premier venu ? Et les deux jeunes filles qui ouvrent gracieusement l’ouvrage et qui perdent l’usage de la parole à peu près pendant tout le reste du livre ! Rose et Blanche, qui pouvaient devenir une création charmante, ne sont-elles pas une insignifiante création ? Ma foi, on est excusable de leur préférer Mignon ou Esmeralda.

La véritable héroïne de M. Sue, c’est Mlle de Cardoville, comme son héros c’est Rodin. Mlle de Cardoville, selon les habitudes de l’auteur, qui ne fait pas les choses à demi, est la beauté et la bonté idéales, et Rodin est l’expression la plus complète de la laideur et de la méchanceté. En ce qui touche Mlle de Cardoville, on voit aussitôt que M. Sue n’a rien changé à son système, et qu’il ne veut pas en avoir le démenti ; c’est toujours le même profond moraliste qui alla chercher la pureté et l’innocence dans un mauvais lieu. Mlle de Cardoville, en même temps qu’elle est le type de la bonté et de la vertu, est le type du sensualisme le plus raffiné. Sans doute, on peut être vertueux et bon, même saint, dans toute l’acception du mot, sans se livrer à la mortification absolue de la matière, et sans imiter sainte Élisabeth de Hongrie, buvant l’eau avec laquelle elle venait de laver les plaies des lépreux. Cependant, il est quelque peu difficile d’être un modèle accompli de vertu tout en passant sa vie dans des pratiques épicuriennes. Quel singulier caprice a eu M. Sue d’élever le sibaritisme à l’état de vertu ? Ne nous trompons pas ; c’est plus qu’un caprice, c’est tout un système. Mlle de Cardoville, dans la pensée de M. Sue, est la femme de l’avenir, la femme socialiste. Se douterait-on, à la voir dans son lit d’ivoire, ou dans sa baignoire de cristal, ou, au milieu de ses caméristes, passant sa journée à sa toilette, que c’est là la prêtresse de la religion nouvelle ? Quoi qu’il en soit, Mlle de Cardoville est, dans le roman, le génie du bien, et Rodin le génie du mal. Eh bien ! acceptons cette donnée, et voyons à l’œuvre le génie du bien et le génie du mal, à l’œuvre et aux prises ! Ah ! mon Dieu, si l’on a compté sur une grande lutte, le désenchantement arrive vite. Jamais lutte ne fut plus puérile, et l’on ne mit jamais en jeu de plus ridicules moyens. Mlle de Cardoville n’est pas un bon général, cela se conçoit ; mais Rodin, dont M. Sue porte au troisième ciel l’immense habileté, comment