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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 11.djvu/963

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que la jeune levée des romanciers se met à la suite, s’enrôle, de telle sorte que si la muse de la fiction est abaissée aujourd’hui, on ne peut pas espérer qu’elle se relèvera demain. La décadence pourtant des chefs de cohorte de l’armée des conteurs est assez visible pour qu’il soit d’un fort mauvais calcul d’épouser leur fortune, et de suivre pas à pas leurs traces. Les jeunes plumes seraient-elles séduites par le bruit et le fracas que soulève le roman actuel, et le nombre de lecteurs qui s’ameutent autour du feuilleton ? Mais quel est donc ce grand public pour lequel on a abandonné si facilement les lecteurs d’élite, les gens de goût ? car où sont les esprits délicats et cultivés qui se plaisent à ces jeux violens d’imaginations surexcitées ? Ce public, c’est l’ancien public, ni plus ni moins, de Ducray-Duminil et de Pigault-Lebrun. Ceux de nos romanciers qui possédaient le mieux le sentiment de l’art, Mme Sand, et à un degré moindre, M. de Balzac, n’ont pu, malgré leur bonne volonté, passer tout-à-fait, avec armes et bagages, à ce public si nouveau pour eux ; aussi ils n’ont été compris qu’à demi, en un mot, ils réussissent peu en feuilleton. M. Sue et M. Dumas, au contraire, ont passé naturellement, et sans efforts, du côté de ce public, et ils ont été reçus à bras ouverts. — Si les jeunes romanciers n’ambitionnent que des succès à la Dinocourt, il n’y a rien à leur dire ; mais que penser d’une génération d’écrivains qui n’aspirerait qu’à de tels triomphes ?

Il faudrait songer qu’un jour viendra, et ce jour n’est peut-être pas si éloigné, où ce même public qui demande à grands cris des aventures, et toujours des aventures, en aura assez de ces interminables récits qui se ressemblent tous, au fond, d’une façon désespérante. La satiété lui donnera du goût, et il reviendra au simple et au naturel par réaction. Quand les lecteurs en seront là, où en seront les romanciers ? Ils auront depuis long-temps perdu le secret des analyses du cœur et du bon style, et ils se trouveront avoir abaissé leur talent et compromis leur renommée pour plaire à un public qui à la fin les reniera. Les mieux avisés devraient dès aujourd’hui se surveiller avec une attention scrupuleuse, afin de conserver leur talent dans sa force, si leur talent est déjà développé, ou de le mûrir, s’il est jeune encore. Quand s’opérera la réaction inévitable, ils seraient tous prêts à augmenter leur réputation, s’ils ont déjà un peu de gloire, ou à conquérir un beau nom, s’ils sont encore inconnus. L’occasion sera excellente ; et quels regrets ils auraient alors de s’adresser en vain à leur imagination, et de ne trouver chez eux que fatigue et décrépitude !


PAULIN LIMAYRAC.