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flots bleus du Bosphore, de la Propontide, le rivage étincelant de Scutari. Étourdi d’admiration et ivre d’enthousiasme, je voulus, au moment où notre canot toucha le débarcadère, sauter le premier sur le quai ; mon pied glissa, et je tombai tout de mon long dans un ruisseau fangeux. Telle fut mon entrée à Constantinople.

Quand je me relevai, éclaboussé de la tête aux pieds, je restai un instant immobile et comme pétrifié d’étonnement. Tout était changé autour de moi ; le panorama enchanté avait disparu ; je me trouvais dans un petit carrefour immonde, à l’entrée d’un labyrinthe de ruelles humides, obscures et boueuses. Les maisons qui m’entouraient, faites de mauvaises planches disjointes, avaient un aspect misérable ; le temps et la pluie avaient délayé en des nuances sales et sans nom leur couleur rouge primitive. Un de ces minarets, qui de loin paraissent si sveltes, si élégans, se dressait auprès de moi : c’était une colonnette sans grace dont le crépi de plâtre crevassé se détachait par plaques et tombait par lambeaux. Les promeneurs turcs, qu’à une certaine distance j’avais pris pour d’opulens Osmanlis, étaient des misérables coiffés de loques et vêtus de guenilles. Derrière les porte-faix qui encombraient le débarcadère, des bouchers éventraient en pleine rue des moutons ; le pavé était couvert d’une boue sanglante et d’entrailles encore chaudes autour desquelles une cinquantaine de chiens hideux, au poil fauve, aux oreilles droites, se roulaient en hurlant. Une odeur fétide sortait de ces couloirs humides, où jamais l’air ni la lumière ne pénètrent, où croupissent des ordures de tout genre, où jamais le balai n’a passé, où, pour tout dire, l’on marche à chaque instant sur des rats et des chiens morts. Tel est, sans exagération, l’aspect de la plupart des rues de Constantinople, et en particulier des échelles de Galata. Ce contraste entre la misère de ce qui vous entoure et l’incomparable beauté des plans éloignés n’a pas été assez remarqué par les voyageurs qui ont cherché à décrire Constantinople. Avec raison peut-être ils n’ont pas voulu refroidir l’enthousiasme de leurs lecteurs en salissant de ces hideux détails leurs descriptions d’or et d’argent plaquées. Sans pouvoir me rendre compte de ce changement à vue, je suivis les porteurs de bagages dans une de ces ruelles montueuses, mal pavées et si étroites, que trois hommes y peuvent à peine marcher de front. A droite et à gauche s’ouvraient de dégoûtantes échoppes remplies de fruits verts et de légumes. Ayant aperçu dans un de ces bouges un Turc accroupi sur son établi au milieu de trois ou quatre mètres carrés de galette assez semblable à celle qui a fait, à Paris, la fortune du fameux marchand du Gymnase, je m’ap-