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qu’on eût dit une jupe de bois. Les bras étendus comme des crucifiés, la main gauche un peu plus élevée que la droite, les regards fixés au plafond d’un air béat, les derviches tournaient si rapidement sur leurs pieds nus, si régulièrement, avec une impassibilité telle, en conservant si bien leurs distances, qu’il était impossible de ne les pas prendre pour des automates placés sur des bases mobiles et mis en mouvement par des ressorts. On ne comprendrait pas que ces hommes puissent pirouetter si vite et si long-temps sans tomber frappés d’une congestion cérébrale, si l’on ne savait que c’est là leur spécialité. Ils se sont exercés dès l’enfance, toutes leurs études ont été dirigées vers ce but, et pourtant il arrive fréquemment qu’avant la fin de la représentation, quelques-uns d’entre eux, ne pouvant supporter ce martyre, roulent à terre étourdis et comme assommés. A les voir faire, nous éprouvions nous-mêmes une sorte d’éblouissement.

Tout à coup la musique cessa, et les derviches se jetèrent simultanément à genoux, la tête en bas. Pendant plusieurs minutes, ils restèrent immobiles dans cette position, des domestiques étendirent sur eux de longs manteaux noirs, puis les derviches se levèrent de nouveau et se rangèrent militairement sur une seule ligne. L’homme à la pelisse bleue, qui, assis sur ses talons, avait observé sans se déranger tous ces exercices, entonna alors d’une voix chevrotante une complainte à laquelle ses subordonnés répondirent en hurlant. Le chant fini, chaque derviche se détacha à son tour de la ligne, s’approcha du chef, embrassa respectueusement le bout de ses doigts, et vint offrir sa main à baiser à tous ses compagnons ; il y eut ensuite un nouveau concerto de cris gutturaux, qui semblaient sortir plutôt de gigantesques mirlitons que de gosiers humains, et la foule commença à s’écouler. Ce spectacle me divertissant fort, j’avais voulu, quoique arrivé tard, me bien placer, et je m’étais établi devant un gros Turc sans beaucoup de façon. Le musulman, qui, pendant la cérémonie, avait contenu à grand’peine son indignation, me donna d'un air hargneux en sortant, un grand coup d’épaule. Je ripostai par un coup de poing ; il me regarda alors en ouvrant de grands yeux et sortit sans rien dire.

Outre les derviches tourneurs que nous venions de voir, il y a encore, à Constantinople, les derviches hurleurs. Au lieu de valser jusqu’à extinction, Ceux-ci poussent des cris effroyables, jusqu’à ce qu’ils tombent sur le plancher épuisés et écumans. Les historiens ont donné à ces exercices singuliers différentes origines. Il faut croire que les contorsions des derviches sont les restes des danses furieuses que