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à prédire un succès immense, et ce n’est pas non plus pour le constater que nous reparlons aujourd’hui du livre de M. Thiers. Habent sua fata libelli. La destinée de l’Histoire du Consulat et de l’Empire est des plus éclatantes : elle n’a plus qu’à poursuivre son cours. Ce que nous voudrions aujourd’hui, c’est de rendre compte des raisons qui ont si rapidement procuré à ce livre une popularité vive et soutenue. Devant une réussite pareille, il est bon de se recueillir pour en scruter les causes et la légitimité ; c’est une étude qui peut-être ne sera pas inutile, eu égard surtout aux mauvaises tendances que nous signalions en commençant.

Dussions-nous être accusé d’une grande naïveté, nous dirons que le livre de M. Thiers n’a si fort réussi que parce qu’il est vraiment une histoire. On a été ravi de rencontrer un écrivain qui racontait au lieu de disserter, et qui s’attachait plus à instruire le lecteur qu’à lui inculquer ses opinions. Avec M. Thiers, on se trouve sur-le-champ au milieu des faits, on vogue incontinent en pleine mer. La phrase la plus simple ouvre le plus vaste des récits. La journée du 18 brumaire venait de mettre fin à l’existence du directoire. Tel est le début de M. Thiers ; il n’est pas ambitieux, et rappelle la manière dont Xénophon commence ses Helléniques. Μετά δέ ταΰτα, dit le continuateur de Thucydide. Où placer la vraie base d’une histoire politique, si ce n’est au milieu des faits ? Quelle est la matière de toute histoire, si ce n’est l’expérience du genre humain ? De cette expérience et non d’une théorie plus ou moins arbitraire doivent sortir des leçons qui seront d’autant plus frappantes sous la plume de l’historien, qu’il aura davantage laissé parler les faits. Plus un livre historique contiendra de faits dans un espace artistement mesuré, plus nous y trouverons savamment associés les évènemens politiques, les révolutions religieuses, les exploits militaires, l’organisation administrative, en un mot les mœurs, les lois et les armes, plus ce livre remplira les conditions que la nature des choses et l’exemple les plus illustres maîtres assignent à la véritable histoire.

Qu’on ne nous reproche pas d’oublier ou de méconnaître ce qui depuis Voltaire et Vico s’appelle la philosophie de l’histoire ; seulement nous voudrions qu’on ne la confondit pas avec l’histoire même, sans laquelle d’ailleurs cette philosophie ne saurait exister. Si Machiavel et Montesquieu nous ont laissé sur l’antiquité, et notamment sur les Romains, des raisonnemens excellens, des considérations ingénieuses, n’est-ce pas surtout parce qu’ils avaient pu étudier le vaste et sévère monument de Tite-Live ? L’écrivain de Padoue, dans son