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d’une vigueur, d’une hardiesse magiques. A les entendre ainsi tourbillonner sur le fond sombre et soutenu de l’orchestre, on dirait ces grands coups de vent qui se détachent pendant la tempête.

Le troisième acte s’ouvre par un chœur en mouvement de marche :

E l’Assiria una regina,
Pari a Bel potente in terra,


d’un rhythme nettement caractérisé, fort populaire du reste en Italie, et qui, à Milan, sert d’accompagnement obligé à toutes les parades des régimens autrichiens. Puis vient la scène capitale de l’ouvrage, entre Abigaille et Nabucco, laquelle scène commence par une situation qu’on pourrait presque appeler shakspearienne. On l’a dit et redit à satiété, le libretto d’un opéra italien est une chose absurde et ridicule. Cependant, il faut reconnaître que ces ébauches, parfaitement grotesques au point de vue dramatique où nous nous plaçons, offrent à la musique d’incontestables avantages que n’ont pas nos meilleurs poètes ; et sans parler d’une prosodie facile, aidant la mélodie au lieu de lui venir brusquement à l’encontre, d’une versification lyrique dont le plus simple rimeur a le secret, et que depuis Metastasio, Romani et ceux de son école ont souvent élevée à la hauteur de la vraie poésie, il n’est point rare de rencontrer dans ces rapsodies (le mot ici convient on ne peut mieux) des situations qui, nées sous l’influence d’un sentiment musical bien entendu, portent en elles je ne sais quelle grandeur tragique qu’on dirait empruntée aux grands maîtres. Telle est la scène dont je parle, et qui sert de préparation au beau duo de Verdi. Ce roi, pris, de démence, qui repousse l’aide qu’on lui offre et, marchant à tâtons, cherche à remonter sur son trône, en s’écriant : Pourquoi me soutenir ? je suis faible, il est vrai, mais prenez garde qu’on s’en aperçoive ; laissez, je saurai bien retrouver tout seul le siége royal, et qui, arrivé sur les derniers degrés du trône, se trouve face à face avec l’usurpatrice ; ce roi, dis-je, me rappelle involontairement le vieux Lear, comme Abigaille me fait songer à ses filles. Mais où vais-je, et pourquoi évoquer Shakspeare ? Occupons-nous plutôt de Verdi. L’andante de ce beau duo entre le père insensé et la fille, rebelle est délicieux ; Ronconi a là une phrase admirable dans laquelle il se montre d’un pathétique achevé. Je recommande, entre autres effets remarquables, la transition de mineur en majeur sur ces mots : Questo mio crin cannuto. L’oreille se réjouit, et vous éprouvez une de ces exquises sensations du dilettantisme à ces rencontres imprévues qui dénotent si bien l’habile artiste chez le musicien inspiré. Le troisième acte se termine par un chœur au repos que chantent les hébreux sur leur captivité : Va, pensiero sull’ ali dorate. J’aime ce morceau, d’abord à cause du caractère d’élévation et de sérénité grave qu’il respire, et puis parce que c’est le seul endroit de l’ouvrage où la muse de Verdi se recueille. Assez d’imprécations et de démence ; oublions pour un moment ce maniaque