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coiffé comme un meunier que comme un gentilhomme avec son feutre gris à larges bords.

De son côté, le cadet de Colobrières observait à la dérobée le jeune Maragnon. Il avait éprouvé une impression pénible à l’aspect de ce beau garçon qui avait le droit d’accompagner Éléonore. Il lui semblait vaguement que Dominique devait être épris de sa cousine, que cette tendresse était réciproque peut-être, et la pensée de cet amour changeait en amertume tout le bonheur qu’il s’était promis ce jour-là. Il répondit assez froidement aux avances du jeune homme, et fut près vingt fois de le laisser seul avec les deux cousines, et d’aller retrouver Mlle de la Roche-Lambert. Par momens il s’indignait de l’espèce de dépit qui lui gonflait le cœur, et il tâchait de le surmonter ; mais presque aussitôt le soupçon le mordait de nouveau de sa dent envenimée, et il était jaloux avant de comprendre qu’il était amoureux. Il s’arrêta morne et pensif près d’un vieux saule tombé en travers du ruisseau, tandis que les deux cousines, aidées de Dominique, cueillaient dans les buissons les dernières fleurs d’automne, ou s’arrêtaient pour écouter le doux murmure du feuillage et des eaux. Au bout d’une heure environ, la voix fêlée de Mlle de la Roche-Lambert réveilla les échos du vallon ; la demoiselle de compagnie appelait les jeunes filles.

Elles accoururent. Une petite surprise les attendait. Mlle Maragnon avait fait porter un léger repas au bord de la source, et le couvert était mis sur l’herbe. L’opulente veuve du marchand s’était rappelé qu’il n’y avait point de vaisselle plate au château de Colobrières, et elle s’était bien gardée d’étaler en cette circonstance les recherches somptueuses de son intérieur. Les mets, fort simples, étaient servis dans des plats grossiers, et des corbeilles de jonc remplaçaient les plateaux d’argent. L’on renvoya les deux grands laquais qui avaient disposé cette table champêtre, et Mlle Maragnon se disposa gaiement à en faire les honneurs.

— Anastasie, ici près de moi, à ma droite, dit-elle en s’asseyant sur l’herbe. Mon cousin, voulez-vous prendre l’autre place à mon côté, ajouta-t-elle après avoir invité d’un doux regard le cadet de Colobrières à s’approcher ; ensuite elle se tourna vers le jeune Maragnon, et lui dit en riant : — Quant à toi, Dominique, fais comme nous, prends un siège, et tâche de t’arranger auprès de Mlle Irène.

C’était la première fois que Gaston entendait Éléonore adresser la parole à son cousin. Ce tutoiement familier, cet abandon, étaient loin de confirmer les suppositions qui le tourmentaient. Il avait assez de sagacité pour comprendre que l’amitié fraternelle pouvait seule