Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/252

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

foule dans l’ame du lecteur. La distribution même des livres révèle un art de composition qui sait ménager la variété et veut maintenir l’équilibre. Ce second livre, que termine avec convenance la cérémonie de l’Éloge de Washington, appartient sans partage à l’inauguration de la gloire civile. Quant aux deux suivans, purement militaires, qui comprennent les opérations de cette campagne de 1800, Moreau sur le Rhin et le Danube, Masséna dans Gênes, Bonaparte à travers les Alpes et à Marengo, on devine assez quel parti a pu tirer de ces contrastes héroïques et de ce concert de miracles la plume de M. Thiers ; mais c’est par la simplicité seule, par la grandeur et la netteté des lignes, que son récit prétend à les égaler. Pas un effet cherché ; l’animation n’est que celle du sujet, l’éloquence n’est que celle des choses. Parfois un simple mot jeté, un mouvement rapide trahit l’émotion de l’historien et fait naître une larme : ainsi, quand au moment le plus désastreux de la bataille de Marengo, et lorsqu’on la croit perdue, il montre Desaix de loin devinant le danger et accourant à temps en force au bruit du canon, qui ne s’écrierait avec lui, dans un présage douloureux vers la journée fatale des derniers malheurs « Heureuse inspiration d’un lieutenant aussi intelligent que dévoué ! heureuse fortune de la jeunesse !… » Et, lorsque cette campagne terminée, après nous avoir fait partager l’ivresse de la victoire et avoir présenté les prémices de la paix, l’historien conclut par ces seuls mots : « La France, on peut le dire, n’avait jamais vu d’aussi beaux jours, » qui ne sentirait ce que perdrait la vérité nue de ces paroles à un trait de plus ! — Mais je m’aperçois que je parle au public trop vivement peut-être de ce qu’il lui faut attendre quelques jours encore, et que j’irrite une impatience que je ne suis pas en mesure de satisfaire. Il serait difficile d’ailleurs, dans une œuvre qui ne vise pas aux tableaux et qui forme un tout vivant, de trouver de ces morceaux à citer si fréquens en d’autres histoires. Qu’on me pardonne du’ moins d’avoir été presque indiscret en finissant.


Sainte-Beuve