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veux blancs ébouriffés. Sa parole était brève, ses gestes brusques, son maintien fier et taciturne ; mais on l’aimait malgré sa sévérité, il passait pour un homme juste et charitable. Ces caractères rudes plaisent au peuple, qui n’y voit que de la franchise. On disait dans le pays en commun proverbe : « Quand les Limoëlan ont quelque chose en tête, la tête a beau tomber. »

Dans l’armée vendéenne, le rôle de M. de Limoëlan fut assez obscur ; peu de chefs le connaissaient, il se tut dans les conseils, et ceux qui le voyaient de près sur le champ de bataille ne s’expliquaient point la rage meurtrière dont il semblait saisi ; le sabre à la main, il était un autre homme ; son visage devenait couleur de sang, ses yeux jetaient la flamme : ce fut là qu’on put le juger.

Le métayer qui avait sauvé le petit Hercule de Limoëlan conjura son maître de le lui laisser en garde, alléguant les misères de la guerre qu’un enfant si jeune ne pouvait supporter ; mais M. de Limoëlan ne voulut rien entendre, et renvoya le paysan tout seul aux ruines du château de Lagrange. Ce jeune homme, blessé au bras, ne pouvait suivre l’armée : il s’appelait Langevin. Durant les marches, Hercule voyageait en travers de la selle de son père. Si l’on venait à se battre, Limoëlan le confiait à quelque femme cachée près de là, ou le faisait coucher derrière une haie, en lui disant de ne pas bouger et d’attendre qu’il vînt le reprendre, et l’enfant s’y accoutuma si bien, qu’il s’endormait souvent au bruit de la fusillade. L’affaire finie, le comte venait le chercher, le front ruisselant de sueur, et, serrant sa petite main dans sa main tremblante, il le promenait sur le champ du combat. Comme cet enfant était fort aimé dans la division, il y avait toujours parmi les morts quelque gentilhomme, quelque soldat de ses amis. Limoëlan l’arrêtait auprès de chaque cadavre, et souvent on le vit essuyer avec son mouchoir des visages ensanglantés pour les lui faire reconnaître. — « Celui-ci, lui disait-il d’une voix basse et précipitée, c’est notre ami Deslandes qui vous a tant porté dans ses bras et qui vous tenait encore ce matin sur ses genoux ; vous reconnaissez ses grandes bottes. » Et retenant l’enfant saisi d’horreur, il posait la main sur un autre corps mutilé qui palpitait encore : — « Voilà votre pauvre Coustard qui vous donnait de son pain. Vous n’avez plus qu’à prier pour lui, les bleus l’ont tué. »

L’enfant pâlissant trépignait de rage, et se jetait sur le sabre de son père pour venger ses bons amis Coustard, Deslandes et tant d’autres. Si le rassemblement pénétrait dans un bourg après le passage des bleus, Limoëlan menait son fils de porte en porte ; il lui mon-