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toutes ces insurrections ont atteint leur but, et celle de Cracovie autant qu’aucune autre. Elles ont constaté que la vitalité de la Pologne était aussi grande qu’au lendemain du premier partage. Elles démontrent aux cabinets comme aux peuples qu’après soixante ans de domination, aucun élément étranger n’a pris racine sur cette terre des Slaves, où la Russie dresse en ce moment ses gibets, et où une autre puissance chrétienne a dû organiser pour sa défense des massacres qui, par leurs proportions colossales, font oublier ceux des Carmes et de l’Abbaye. Danton a été vaincu en audace et en prévoyance. C’est en effet par une politique de trente années suivie avec une persévérance inexorable, malgré les efforts et les supplications annuelles de la noblesse gallicienne, qu’ont été préparées les scènes de désolation auxquelles le monde moderne n’a rien à comparer. Plus de quinze cents propriétaires massacrés, les habitations seigneuriales détruites, toute une province nageant dans le sang et parcourue par des bandes de tigres qui reçoivent, sur les ruines qu’ils ont faites, les félicitations officielles de leur souverain, mêlées à de timides conseils qu’ils dédaignent : cela ne s’était jamais vu, et la conscience publique réputait de pareils crimes impossibles. Que serait-ce donc si aux faits trop authentiquement constatés nous ajoutions ce qui se croit, ce qui se dit dans toute l’Allemagne ! Que serait-ce si, sur la foi de lettres nombreuses, nous répétions contre le gouvernement autrichien l’accusation d’avoir fait déguiser des compagnies entières de chevau-légers en paysans pour activer et étendre le massacre, qu’il est désormais dans l’impuissance d’arrêter ! Une partie de la Gallicie est encore au pouvoir des paysans, et ceux-ci se refusent à déposer les armes avant que le gouvernement autrichien leur ait garanti l’exécution des promesses à l’aide desquelles on les a soulevés. Sur quelques points seulement, ces malheureux désabusés tiennent pour les seigneurs et défendent leurs châteaux contre les bandes affamées qui les assiègent. C’est ainsi que la princesse Oginska est gardée, assure-t-on, dans ses terres avec ses neuf enfans par un corps de paysans armés. L’horreur inspirée par la politique pratiquée en Gallicie ne saurait s’exprimer, et un fait significatif qui nous est affirmé de bonne source, c’est que la malheureuse ville de Cracovie, sous le joug de fer qui l’opprime, demande l’abolition du triple protectorat, et exprime le vœu d’être incorporée à la Prusse, et même, s’il le fallait, à la Russie, pour n’être pas exposée à retomber entre les mains de l’Autriche.

Le coup que ces événemens ont porté à l’influence morale du cabinet de Vienne aura des résultats incalculables. Menacée en Italie et en Hongrie par les nationalités chaque jour plus rebelles à l’assimilation, l’Autriche a perdu le seul prestige qui la soutenait en Europe, celui d’une administration paternelle et modérée. Il est un autre cabinet, qui malheureusement n’a plus rien à perdre sous ce rapport. Néanmoins chaque jour met en lumière des faits nouveaux, et lorsque, dans un ouvrage qu’on pourrait appeler la nécrologie de la Pologne[1], on parcourt ces longues listes de confiscations qui ne contiennent pas moins de

  1. La Pologne, le duché de Moscou et l’empire des Russies, par J. B. Gluchowski, 1 vol. in-8o. — Nous invitons aussi ceux de nos lecteurs qui voudraient étudier les questions soulevées par l’état actuel de l’empire russe à recourir au travail de M. Ivan Golovine, la Russie sous Nicolas Ier, qui se distingue parmi les nombreux écrits récemment publiés sur ce pays si mal connu.