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pour le recevoir. Un riche citoyen de Samos, Jadmon, alléguant des inductions, des analogies, des vraisemblances, affirma qu’Ésope avait été l’esclave de son aïeul, et reçut le don expiatoire. Sur ce point, tous les témoignages de l’antiquité sont unanimes ; mais était-il vrai qu’Ésope, esclave du Samien Jadmon, eût été réellement mis à mort par les Delphiens ? Nous pouvons le dire en toute assurance, personne ne l’a jamais su, ni ceux qui offraient, ni celui qui recevait le prix du sang. Songeons d’ailleurs au rôle que ces sortes d’expiations jouaient dans les religions anciennes, au pieux respect dont ces grandes leçons morales entouraient les sanctuaires, à l’honneur si envié par toutes les cités grecques de posséder le tombeau d’un grand homme. Rappelons-nous que de villes se sont disputé le titre de patrie d’Homère, et combien le nom d’Ésope a jeté d’éclat sur Samos et sur la maison du Samien Jadmon. De part et d’autre, il y avait trop d’intérêt à mentir pour qu’on puisse faire fonds sur de pareils témoignages. Ces pieux artifices n’étaient pas rares parmi les Grecs. Jamais peuple n’a su peut-être allier dans la même mesure une imagination vive et féconde et une simplicité parfois crédule. Ésope fut donc pris au sérieux comme tant d’autres histoires. On ne se mit pas en peine d’accorder les allégations du Samien Jadmon avec les paroles de l’oracle ; on ne s’inquiéta pas de savoir pourquoi les dieux, après avoir patiemment attendu pendant trois générations, sévissaient enfin contre des innocens au nom d’un crime peut-être inconnu d’eux. Nul ne douta, et pourquoi aurait-on douté ? Le sentiment moral et l’imagination trouvaient leur compte à ce récit, tout aussi bien que les calculs des prêtres et l’ambition des Samiens ; les Grecs ne demandaient pas davantage.

Aussi n’est-ce pas chose facile que de reconstruire aujourd’hui la vie d’Ésope, si l’on veut soumettre à toutes les exigences de la critique les différens témoignages des anciens. De bien plus savans que nous y ont perdu leur peine. Lorsqu’on imagina de rattacher à un même personnage toutes les fables qui avaient cours dans la Grèce, il fallut faire bon marché des temps et des lieux. Dans Aristote, Ésope est un orateur populaire qui prend la parole devant l’assemblée des Samiens ; dans Aristophane, c’est un bourgeois d’Athènes ; dans Phèdre, il fait comprendre aux Athéniens, par une fable bien connue, les projets ambitieux de Pisistrate. D’autres nous le montrent à Corinthe ou même à Sybaris, d’autres encore le placent à la cour de Crésus et le font converser avec Solon. La tradition qui le faisait mourir à Delphes n’avait peut-être pas d’autre fondement que le besoin de donner une réalité historique à la fable de l’aigle et de l’escarbot. Il y a plus, on alla jusqu’à ressusciter le Samien ; on le fit combattre avec Léonidas aux Thermopyles, sans doute pour lui faire dire une fable. Tantôt c’est un esclave, tantôt un affranchi, d’autres fois un ambassadeur du roi de Lydie. Les poètes comiques