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en firent un de leurs types de prédilection, ce qui ne contribua pas peu à embrouiller encore davantage toutes les idées reçues, et, quand plus tard les moines qui rassemblèrent les fables ésopiques voulurent écrire l’histoire du père de la fable, ils renchérirent encore sur leurs devanciers en puisant aux sources orientales, et en suppléant avec leur imagination aux lacunes de l’histoire traditionnelle. Or, on sait ce qu’était l’imagination des moines byzantins. La vie d’Ésope est devenue, dans Planude, un amas de contes à dormir debout ; son grand sens a disparu pour faire place à un tissu de niaiseries ; lui-même n’est plus qu’un grotesque, une véritable caricature. Et pourtant les Athéniens lui avaient élevé une statue de la main de Lysippe

Athènes, en effet, devenue le foyer principal de la civilisation hellénique, avait en quelque sorte acquis le droit de revendiquer pour elle toutes les gloires de la Grèce. Les orages de la place publique, les émotions du théâtre, les grandes leçons du Portique ou de l’Académie, n’avaient pas fait oublier aux Athéniens l’humble fable ésopique ; au théâtre, elle faisait les délices du peuple dans la bouche des Philocléon et des Pisthétère ; sur la place publique, elle remplissait les plaidoyers des avocats et les harangues des démagogues ; dans les écoles de philosophie, elle ramenait au monde réel et visible les esprits fatigués de la spéculation. C’était un des moyens dont se servait Socrate pour faire apercevoir à ses disciples les plus hautes vérités. Platon et Xénophon nous ont conservé le souvenir de quelques apologues familiers à leur maître. Dans le nombre se trouvent deux délicieuses allégories. « Les cigales, disait Socrate au jeune Phèdre, étaient des hommes qui vivaient avant la naissance des Muses. Quand celles-ci naquirent et qu’elles eurent fait entendre leurs chants, quelques hommes furent si transportés de plaisir, qu’ils oublièrent pour chanter le manger et le boire, et moururent sans s’être sentis mourir. C’est d’eux qu’est issue la race des cigales, à qui les Muses ont accordé de pouvoir se passer de nourriture depuis l’instant de leur naissance, et de chanter sans éprouver la faim ni la soif jusqu’à l’heure de leur mort. » Et dans le Phédon, quand la prison s’ouvre et que les disciples entrent pour recevoir les adieux de leur maître, Socrate, dont on vient de détacher les fers, ressent une douleur à la jambe et y porte la main ; puis se tournant vers ses amis, le sourire sur les lèvres « Combien est étrange, leur dit-il, ce que les hommes appellent le plaisir, et quels rapports merveilleux avec ce qui paraît en être le contraire, avec la douleur ! car, si le plaisir et la douleur ne se rencontrent jamais en même temps, quand on prend l’un, il faut accepter l’autre, comme si un lien naturel les rendait inséparables. J’ai regret qu’Ésope n’ait pas eu cette idée ; il en eût fait une fable, il eût dit que Dieu voulant un jour réconcilier ces deux ennemis, et n’y pouvant réussir, les attacha tous deux à la même chaîne, et que pour cette