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Établir un parallèle serait ici chose plus injuste et plus arbitraire que jamais, et pourtant nous n’avons pu nous empêcher de montrer comment le poète moderne avait su deviner les plus beaux traits d’un modèle qu’il ne connaissait pas. Je me trompe. Il avait lu, à la suite des quatrains d’Ignatius, une fable de Babrius que les moines byzantins avaient épargnée. C’est le chef-d’œuvre du poète grec, et il en a tiré lui-même un de ses chefs-d’œuvre ; le voici :

« Un jour Progné l’hirondelle s’envola loin des champs et trouva retirée au fond des bois solitaires Philomèle à la voix éclatante, pleurant la mort prématurée d’Itys, tombé en la fleur de ses ans. Ma sœur, dit Progné, comment vous portez-vous ? Depuis le temps de Thrace, je vous vois aujourd’hui polir la première fois. Venez vers les champs et les demeures des hommes. Vous vivrez sous mon toit comme mon amie, et vous ferez entendre vos chants, non plus aux animaux sauvages, mais aux laboureurs. Philomèle à la voix éclatante lui répondit : Laissez-moi parmi ces rochers déserts. Tout séjour, tout commerce avec les hommes réveille en moi l’amer souvenir de mes malheurs[1]. »

Qu’on nous pardonne d’insister sur ces détails. C’est peut-être là tout ce que Babrius a mis de lui dans son livre ; le reste, il l’avait trouvé dans la tradition vivante de la Grèce. Babrius n’est pas le seul poète de l’antiquité dont on ignore la vie ; que sait-on de Lucrèce ? Mais l’ame de Lucrèce a passé tout entière dans son œuvre, et au-delà de ses vers on voit, tous les sentimens qui font battre son cœur, toutes les tristesses qui l’assiègent. Rien de plus anonyme au contraire, rien de moins personnel et de moins vivant que les fables de Babrius. Ce qu’on doit y chercher, ce n’est pas le poète qui les a travaillées, mais le peuple même qui les a produites. Et pourtant on ne peut s’empêcher, en les lisant, de désirer quelque chose de plus. Babrius n’avait-il rien ajouté aux préceptes de la sagesse populaire ? On ne sait, mais à coup sûr l’imagination ne peut l’admettre, et, s’emparant avec avidité de quelques traces d’originalité, bien douteuses et bien incertaines, il faut le dire, elle évoque hardiment le poète pour le faire vivre et parler devant elle. Il y a du moins dans Babrius plus d’une fable qui donne à penser : au temps où il vivait, la religion grecque était tombée dans le mépris, lui-même n’y croit pas[2], et ce n’est pourtant pas un esprit fort. J’imagine que la philosophie lui plaisait peu, elle tournait trop alors au scepticisme. Sa philosophie à lui, et je lui trouve cette ressemblance avec Horace, est celle de tout le monde ; c’est celle de l’expérience et du sens commun. Dans une de ses fables, un rat qui tombe dans une marmite se noie en s’écriant :

  1. Dans le nouveau manuscrit, cette fable est interpolée. Nous la donnons telle que La Fontaine l’a lue.
  2. Voyez la fable du Laboureur qui a perdu son hoyau, celle de la Statue de Mercure, celle de Mercure et le Chien.