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sociétés que la philosophie a frappées de ses anathèmes, et s’élèvent seulement un peu au-dessus des tribus sauvages, qui ne sont pas des sociétés : groupes hostiles et affamés, où l’on se tue mutuellement quand on a grand appétit, et où l’on dort quand on digère, voilà évidemment à quoi se réduit la vie sauvage vantée par le philosophe de Montmorency. Étudiez les tableaux peints sur place, avec une grande fidélité, par mistriss Houston ; vous n’aurez aucune envie d’aller demeurer, ni parmi les Lipans de la Floride, qui se débarrassent de leur femme en l’égorgeant sur la route, ni parmi les Texiens, toujours armés du couteau-bowie (bowie-knife), et qui ne reconnaissent pas d’autre magistrature que celle-là.

Au-dessus même de mistriss Meredith et de mistriss Houston, je placerai l’auteur des Lettres de Madras[1], plus variée que l’une, plus spirituelle que l’autre. Sa relâche à l’île de Tristan d’Acunha mérite d’être rappelée et prouve ce que j’ai dit plus haut de l’ubiquité anglaise. Tristan d’Acunha est une pauvre petite île ou plutôt un rocher jeté dans la mer, et orné de quelques touffes de gazon. Lord Castlereagh imagina, vers 1817, que cet îlot presque stérile pourrait offrir un point de communication dangereuse avec Sainte-Hélène et avec le prisonnier que l’on gardait à vue. Un caporal anglais, nommé Glass, et ses hommes allèrent donc habiter Tristan d’Acunha, pour accomplir les volontés de Castlereagh et prévenir les conspirations possibles. Plusieurs moururent, d’autres demandèrent la permission de retourner en Angleterre, d’autres se marièrent ; le caporal Glass s’intitula gouverneur de l’île, régna sur trente-deux enfans appartenant à lui-même et à sa troupe, sur cinquante bêtes à cornes, douze acres de pommes de terre et quelques gerbes de blé. République ou monarchie, la petite société prospéra et se trouva si heureuse, qu’elle ne voulut plus déloger après la mort de Bonaparte. Les autorités anglaises ne virent aucun inconvénient à ce que cette singulière colonie et son gouverneur restassent domiciliés sur leur rocher. La spirituelle Anglaise qui allait à Madras rendit visite au gouverneur Glass, dont elle admira l’excellente santé et la bonne humeur. « Tout ce qui nous manque ici, lui dit-il, ce sont des clous ; le vent nous enlève nos maisons de temps à autre. » Il aurait donné pour un clou toutes les guinées du monde. « Nous sommes d’ailleurs fort heureux, disait-il encore. Mes sujets n’ont jamais de disputes ; nos femmes seules se querellent, et nous sommes obligés de mettre la paix. Pour moi, je suis gouverneur, maître d’école et chapelain ; j’enterre et je baptise ; je lis le service chaque dimanche, le tout d’après le rite anglican, mademoiselle, et mes écoliers épellent déjà leur Bible très joliment.

  1. Letters writted from Madras, by a Lady ; 1846.