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pas, et l’on ne se bouscule jamais inutilement comme à Paris, où la foule, composée des êtres les plus intelligens de l’Europe, est cependant plus stupide qu’en aucun lieu du monde.

Le cirque est intérieurement d’une grandeur imposante ; il est circulaire, construit à demeure et découvert comme le Colysée. Un pan du ciel bleu lui sert de voûte, et le soleil, lustre magnifique, jette des flots de lumière sur les douze mille spectateurs qui s’étagent sur les gradins. L’arène, moins grande que la place Vendôme, est entourée d’une épais mur de bois, haut de six pieds, et peint en rouge foncé. Derrière cette barrière est un chemin assez large, encaissé et laissé libre ; c’est la coulisse de ce théâtre. Au-delà du chemin, les gradins s’étagent, et au-dessus des gradins s’élèvent les loges, lesquelles, louées la plupart à l’année, sont confortablement tendues et meublées.

Quand j’arrivai, la foule avait déjà envahi le cirque et s’ébattait joyeusement en attendant l’heure du sanglant spectacle. Entre les loges et les gradins, c’était un véritable feu croisé de quolibets et de pelures d’oranges. On s’injuriait à plaisir, avec beaucoup de verve, de gaieté, et les propos des manolas (grisettes) n’étaient pas les moins piquans. L’arène était vide ; trois ou quatre tonneaux arroseurs, attelés de maigres chevaux, s’y promenaient seuls et humectaient le sable. A cinq heures précises, ils disparurent au bruit d’une fanfare, et un détachement d’élégans chasseurs bleus du régiment de Baylen, car la cavalerie légère espagnole est fort belle, précédé d’une sorte de commissaire de police en habit de préfet, vint faire au pas le tour de l’arène. Puis, aux sons d’une autre fanfare, une seconde porte s’ouvrit, et les combattans parurent. Cette entrée est charmante. En tête marchent les trois picadores. Les picadores, armés d’une longue lance et montés sur des chevaux étiques qui rappellent ceux de Montmorency (de joyeuse mémoire), portent un costume assez semblable à celui des raffinés du temps de Louis XIII. Coiffés d’un large feutre gris, à bords plats, ils sont vêtus d’une reste de velours brodée d’or et d’une sorte de haut-de-chausses en daim jaune, sous lesquels se cache un cuissard de fer qui met leur jambe droite à l’épreuve des coups de cornes. Leur lance, que je n’oublie pas de vous le dire, n’est point une arme, c’est un aiguillon. Le fer a quelques lignes de long à peine et doit exciter le taureau sans le blesser. Un picador est tué quelquefois, il ne tue jamais. Derrière eux marchent à pied les matadores ou espadas (épées), c’est-à-dire les tueurs, suivis d’une vingtaine de chulos et banderilleros, vêtus comme eux, et qui composent ce qu’on appelle leur quadrille. Le mot est bien trouvé, car, à voir leur costume, on dirait qu’ils vont exécuter un ballet et non pas livrer un combat terrible. Ce sont de beaux jeunes gens vêtus du plus galant habit de Figaro. Veste et culotte de satin bleu de ciel, ou rose, ou vert pâle, ou jaune clair, magnifiquement